25 Août 2024
« Inquiets mais ne voyant rien, hantés par leurs songes, mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de déclencher sur la planète… » C’est ainsi que l’historien australien Christopher Clark décrit dans Les Somnambules (2014) les dirigeants de 1914 qui, sans le vouloir vraiment, mais d’erreurs de calcul en erreurs de calcul, conduisirent l’Europe à l’immense tragédie de la Première Guerre mondiale. Une autre historienne, Barbara Tuchman, américaine elle, décrit dans son classique Août 14 (1962) comment ces dirigeants, confiants dans le libre-échange économique, considéraient la guerre comme impossible et, de toutes façons, de très courte durée, l’affaire de quelques mois, pensaient-ils…
Qu’on veuille bien me pardonner de revisiter l’histoire d’il y a 110 ans… Ne dit-on pas que l’Histoire ne se répète pas ? Ne vaut-il pas mieux célébrer encore le triomphe français des JO de Paris ? Ou profiter de la fin de l’été ? Pourquoi gâcher la fête, sauf à faire partie des « peines-à-jouir » que fustige, avec l’élégance qu’on lui connaît, l’immense Madame Hidalgo ?
Pourtant, l’histoire bégaie : en Europe, une guerre par procuration fait rage depuis trois ans au cœur du continent, avec son demi-million de morts et de blessés. Ici, le sort de l’Ukraine se joue entre l’OTAN et la Russie. Au Proche-Orient, après 10 mois de guerre à Gaza en réponse au pogrome massif du 7 octobre 2023 et ses 40 000 victimes, une guerre généralisée menace d’embraser toute la région, entraînant immédiatement Américains et Européens…
Cette fois, ce ne sont pas les grandes chancelleries qui mènent le jeu, mais leurs protégés bien décidés à conduire leurs propres stratégies. Pourtant armés par les Occidentaux, ils risquent (ou cherchent) à entraîner potentiellement leurs protecteurs dans l’escalade.
En quelques jours, à la toute fin juillet et au début août, les deux chefs d’État assiégés ont décidé de jouer le tout pour le tout : Netanyahou, en procédant à l’élimination physique du chef militaire du Hezbollah à Beyrouth, puis, le lendemain, du chef politique du Hamas à Téhéran, démontrant ainsi sa volonté d’en finir avec la stratégie d’asphyxie d’Israël par l’Iran ; au même moment, Zelensky, de son côté, voulant briser la lente mais irrésistible progression de l’armée russe dans le Donbass, décidait de lancer, début août, une incursion audacieuse en territoire russe dans la région de Koursk. Dans les deux cas, Washington n’était nullement prévenu, et encore moins consulté. Idem pour les Européens… Pourtant, dans chaque cas, ce sont des armes livrées par les protecteurs qui sont employées, avec en face, les mêmes adversaires ligués contre « l’Occident collectif » : la Russie, l’Iran, la Chine…
Mais en ce mois d’août 2024, le dit Occident est un canard sans tête, ses chefs occupés, chacun par ses problèmes domestiques : l’immigration et ses violences pour Starmer en Angleterre, le budget et la survie de la coalition pour Scholz en Allemagne, l’interminable feuilleton macronien en France sur la nomination d’un nouveau Premier ministre, et bien sûr la campagne électorale à rebondissements aux États-Unis.
Interrogé sur l’offensive ukrainienne, un Joe Biden sur le départ a marmonné qu’il n’entendait pas « commenter à ce stade ». Quant à Trump et Harris, ils débattent de la défiscalisation des pourboires des serveurs de restaurants, un important sujet de consensus entre les deux… Biden a cependant dépêché le patron de la CIA, William Burns, et son secrétaire d’État, Antony Blinken, pour la 9e fois en Orient (!) pour tenter d’arracher un accord sur Gaza, un succès très attendu dont pourront se parer les Démocrates, en évitant surtout une escalade iranienne.
Quant à l’Ukraine, chacun attend, et espère sans le dire, que Poutine, lui aussi, en restera là…
Drôle de mois d’août, décidément…
Pierre Lellouche
Tribune VA, 20/08/24