Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
28 Janvier 2025
Interview JDD. RUPTURE : L’ancien ministre décrypte les conséquences de l’élection du 47ᵉ président américain pour l’Europe et le monde.
Donald Trump vient d’être investi président des États-Unis, ce 20 janvier. Qu’est-ce que sa présidence va changer pour la face du monde ?
La première élection de Donald Trump en 2016 avait pu apparaître à beaucoup comme une sorte de dysfonctionnement temporaire de la démocratie américaine. Huit ans plus tard, le retour de Trump annonce au contraire une véritable révolution dans la politique intérieure et extérieure des États-Unis. Si le programme annoncé est effectivement appliqué et confirmé par les élections de mi-mandat dans deux ans, alors les conséquences sur le monde risquent d’être véritablement considérables.
Faut-il prendre au sérieux ses menaces concernant le canal de Panama, le Groenland et la frontière canadienne ?
Oui, sans aucun doute, ni le mot « Europe » ni le mot « alliés » ne furent prononcés dans son discours d’investiture. Et là est une autre rupture fondamentale. Fini le temps où l’Amérique internationaliste se voulait le leader du « monde occidental », cela pour promouvoir un ordre international « libéral fondé sur le droit ». Cela, c’était l’Amérique de 1918 et plus encore de 1945. Trump dénonce, dès le premier jour, les traités internationaux qui ne lui conviennent pas (à commencer par les accords de Paris sur le climat), revendique sans complexe des territoires dont l’Amérique a besoin ou qu’il ne faut pas laisser aux Chinois (le Panama, le Groenland ou le Grand Nord canadien), et déclare vouloir fuir les guerres. Il veut les empêcher ou les arrêter.
On pensait que le revanchisme était une spécialité russe, chinoise, indienne, turque ou africaine : il n’est pas exclu que l’Amérique de Trump revendique sa place dans ce club des empires révisionnistes... Au total donc, une Amérique nationaliste, isolationniste et même révisionniste. Au grand dam des Européens « progressistes » abandonnés à leur sort.
Comment l’Europe doit-elle réagir ?
Face à cette réorientation fondamentale de la politique américaine, l’Europe se voit, non sans panique de la part de ses dirigeants actuels, triplement vulnérable. Économiquement d’abord, car depuis vingt ans, l’Europe a fortement décroché des États-Unis. Les PIB des États-Unis et de l’Europe étaient sensiblement différents il y a une vingtaine d’années. Or depuis lors, l’Europe a chuté de près de 50 % par rapport à l’envol du PIB américain. La deuxième vulnérabilité majeure tient à la fois à la dépendance énergétique de l’Europe face à l’Amérique, mais aussi à sa dépendance en matière de nouvelles technologies. Malgré les discours à Bruxelles et le fameux « agenda de Lisbonne » il y a vingt-cinq ans, l’Europe n’a pas su créer de champions de taille mondiale équivalents aux GAFAM américains. Résultat, les Européens ne disposeront d’aucune des deux bases indispensables de l’économie de la connaissance au XXIᵉ siècle : d’une part les data, d’autre part l’énergie pour faire tourner les machines. La troisième vulnérabilité est bien entendu militaire. Depuis trois ans que dure la guerre d’Ukraine, l’essentiel des armes modernes livrées aux Ukrainiens provenait des États-Unis. Là encore, malgré tous les grands discours à Paris, Bruxelles, Londres ou Berlin, aucun réarmement sérieux n’a été engagé depuis trois ans, sauf en Pologne. Mais le décrochage américain est porteur d’une menace plus fondamentale encore. Toute la construction européenne n’a pu être entreprise, à partir du traité de Rome en 1957, que sur la base d’un socle de sécurité commune, garanti par une puissance extérieure : les États-Unis. Que cela plaise ou non, l’UE est donc la fille adultérine de l’Otan. Si l’Otan devait disparaître du fait du désengagement, voire du retrait pur et simple du « père protecteur », les États-Unis, le risque serait de voir l’Europe imploser et revenir à l’instabilité de l’entre-deux-guerres, la question allemande revenant au cœur d’un nouveau réalignement géopolitique. Cela avec, en arrière-plan, une Ukraine sortie de la guerre fracassée économiquement, politiquement instable, mais surmilitarisée. On est loin des discours creux sur « la souveraineté européenne » ou « la défense européenne ».
Comment la guerre d’Ukraine s’est-elle métastasée ailleurs, comme au Proche-Orient ?
La guerre d’Ukraine, devenue depuis avril 2022 une guerre par procuration non déclarée entre la Russie et l’Otan, s’est métastasée dans plusieurs régions du globe, percutant celle du Hamas du 7 octobre 2023, s’imbriquant étroitement dans les conflits à répétition du Proche-Orient, mais aussi dans ceux d’Afrique et d’Extrême-Orient. On y retrouve les mêmes acteurs, russes, américains, iraniens, nord-coréens, turcs, dans un enchevêtrement de missiles et de morts.
Partout, l’engrenage mortifère de la guerre d’Ukraine fait sentir ses effets : ainsi de l’Arménie, dépecée par l’Azerbaïdjan et la Turquie, tandis que son protecteur russe est resté l’arme au pied. Même conséquence en Syrie, où le régime sanguinaire d’al-Assad a succombé en douze jours, faute de fantassins du Hezbollah battus par Israël et du soutien de l’aviation russe, rapatriée sur le front ukrainien. Le Liban et la Syrie effondrés, c’est la région tout entière qui bascule, alors que le danger terroriste reste omniprésent. À présent, la Turquie temporise et menace d’en finir avec la minorité kurde, notre alliée pourtant dans la guerre contre Daech. Et la tentation est grande de plusieurs côtés (à Jérusalem comme à Washington) d’en finir une bonne fois pour toutes avec le régime des mollahs et sa bombe atomique en gestation.
Donald Trump a annoncé travailler à une rencontre avec Vladimir Poutine pour en finir avec la guerre en Ukraine. Est-il dans l’illusion de la « paix facile » ?
C’est son côté homme d’affaires. Il y a quelques années, il a écrit L’Art du deal : il considère que tout est transactionnel. Trump pense que Poutine a rendu son lustre à la puissance russe, et qu’entre grands chefs, ils peuvent discuter. Il est fort probable que la réalité soit plus complexe dans le monde de demain, qui s’annonce post-occidental. Reste que les Ukrainiens sont épuisés par cette guerre, qui ne peut durer – et Poutine le sait bien – que si les Américains continuent à la financer par des livraisons massives d’armes modernes. Or Trump est décidé à en finir avec un système où « l’Amérique paie pour la défense des frontières des autres, alors qu’elle ne peut pas protéger les siennes ». Poutine, lui aussi, a besoin d’en finir avec cette guerre. Un parfum de Yalta pèse donc sur ces affaires : le « deal » Trump-Poutine risquant de se faire au-dessus de la tête des Ukrainiens… et des Européens. Les grandes lignes en sont connues, pour avoir été négociées dès mars-avril 2022, c’est-à-dire quelques semaines après le déclenchement de ce conflit… Un conflit dont je n’ai cessé de dire, depuis le début, qu’il aurait pu être évité.
Propos recueillis par Aziliz Le Corre
Pierre Lellouche au JDD : "L'Europe a décroché des États-Unis depuis vingt ans"
RUPTURE. L'ancien ministre analyse l'impact de l'élection du 47e président américain sur l'Europe et le monde : isolationnisme, fin des alliances historiques et nouvelles ambitions révisionnist...