17 Août 2021
Pour contrer la menace Russe contre le cœur de son Empire en Inde, l’armée britannique occupe Kaboul en août 1839. Trois ans plus tard, en novembre 1941, Mohammed Akbar Khan, l’un des fils de Dost Mohammed, l’ancien souverain déposé par les Anglais,déclenche une révolte contre l’occupant.
Le major général William Elphinstone, vétéran de Waterloo, cherche à négocier son retrait. Il accepte d’ abandonner son artillerie ,son seul élément de supériorité sur son ennemi,en échange de la vie sauve pour ses soldats et leurs familles.
Le 1er janvier 1842, la colonne se met en marche : elle comprend 4500 soldats ,en majorité indiens, et 12 000 personnes de leur suite, familles des officiers, domestiques et porteurs. Ce sera la pire défaite de l’histoire de l’armée britannique.
Au fil des embuscades tendues par Akbar au cours des 14 jours suivants, et malgré la reddition, en otages, des officiers britanniques, y compris Elphinstone lui même,qui furent tous décapités, la totalité de la colonne sera exterminée.
A l’exception d’un unique survivant épargné pour raconter l’histoire : le docteur William Brydon, qui atteint le poste de Jalalalabad, à 150 km de Kaboul, au soir du 13 janvier 1842.
La leçon n’aura été retenue que pendant 150 ans.
En 1989, après 10 années de guerre, les soviétiques sont eux aussi contraints à la retraite. Celle là sera un peu moins humiliante, puisque le régime communiste de Nadjibullah parviendra à se maintenir en place encore deux ans, jusqu’en 1992, avant de céder la place aux mêmes moudjahidines ,ou plutôt à leurs descendants.
Ce 15 août 2021, après 20 années de présence militaire occidentale, des dizaines de milliers morts et 1000 milliards de dollars engloutis dans le pays,la déroute américaine et occidentale atteint des proportions inégalées dans l’humiliation. Les Talibans,confirment l’adage qui fait de l’Afghanistan « le tombeau des empires » ,tout en atteignant cette fois, le pinacle de la stratégie selon Sun Szu :la victoire totale sans combat…
Nul doute que dans les mois et les années qui vont suivre, des dizaines de livres et de rapports viendront disséquer les causes de ce ratage de proportion historique.
Pour m’être personnellement investi sur ce dossier aux côtés de nos soldats ,de nos diplomates de nos humanitaires, il y a une dizaine d’années en tant que Représentant spécial de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan, pour avoir,je le confesse, admiré et aimé ce pays ,ainsi que ses habitants et avoir rêvé pour eux d’un avenir moins rude, surtout pour les femmes, je me bornerai à ce stade aux quelques notations suivantes:
1/ La raison la plus immédiate, la plus évidente aussi, qui fait aujourd’hui l’objet de toutes les critiques, de tous les débats, est à juste titre la décision du Président Biden, qui était également celle de son prédécesseur, de retirer la totalité des forces américaines avant la date baroque du 11 septembre, sans la moindre réciprocité ou concession du côté des Talibans, et ce à l’issue de vraies fausses négociations à Doha, hors de la présence du gouvernement légal à Kaboul.
Cette négociation, prévoyant le retrait américain en échange de la garantie de non belligérance contre les seuls GI’s, mais non contre les malheureux soldats et policiers afghans ainsi abandonnés à leur sort, signait la mort d’un éventuel accord politique entre Afghans. Le reste de la tragédie était écrit d’avance : soit la guerre civile, soit la capitulation sans conditions.
Démoralisée,sans soldes ni munitions,victime d’un commandement défaillant ou corrompu,cette armée afghane financée par Washington à coups de centaines de millions de dollars,a donc préféré se rendre sans combattre. Telle est la raison immédiate de cette déroute .
2/ Mais il y a ,à l’origine de ce désastre, une défaite conceptuelle bien plus fondamentale, dont j’espère pour ma part qu’elle sera cette fois définitive : l’effondrement d’un concept extrêmement pervers, car sous des apparences généreuses, fondamentalement colonialiste au sens propre du terme : la notion de construction ou de reconstruction d’un État, en anglais « State building ».
L’idée étant qu’à partir d’une opération militaire par définition vertueuse, nous les occidentaux, aurions le droit, et même le devoir, de » construire « de toutes pièces un État . Sur les ruines d’un État « failli » ( selon nos critères bien sûr), de rebâtir morceau par morceau, un État tout neuf, qui nous ressemblerait bien sûr, avec ses institutions démocratiques, ses écoles, ses hôpitaux, ses universités, bref un pays nouveau à notre image.
Version moderne de la fameuse « mission civilisatrice « de nos glorieux aînés du XIXeme siècle, cette idée là n’avait aucune chance de fonctionner dans le cas de l’Afghanistan, pays extrêmement complexe, fondamentalement tribal, étranger de ce fait à la notion d’État, et qui du temps de la monarchie fut toujours dirigé de façon extrêmement décentralisée, au moyen d’arrangements sans cesse renégociés entre clans, ethnies, tribus ou régions.
Dans un pays aussi complexe ,aussi rural et profondément ancré dans l’Islam le plus rigoriste, ni le soviétisme, ni le libéralisme à la britannique ou à l’américaine, n’avaient la moindre chance de s’implanter durablement. Au final c’est bien la réalité de la domination de la majorité pachto une,, et de certains de ses clans les plus puissants (Haqqani) qui l’a emporté en 2021, comme c’était le cas il y a 170 ans, comme c’était également le cas à la fin du XXeme siècle. La même histoire, au demeurant, s’est trouvée confirmée ailleurs, ces vingt dernières années : en Irak, en Libye ou au Mali, comme la France l’a appris à ses dépens, et avec beaucoup de retard avec son opération Barkhane…
Il est à cet égard consternant que les Présidents Macron et Biden, qui se sont exprimés solennellement lundi 16 août, à quelques minutes d’intervalle, au lendemain même de la chute de Kaboul, aient jugé nécessaire, soit d’ignorer purement et simplement cette erreur (Macron),soit de mentir ouvertement (Biden), ce dernier expliquant que la mission depuis 2001 n’était que de combattre le terrorisme, et certainement pas de construire en Afghanistan un État démocratique. C’est pourtant cela, et notamment la libération des femmes et des fillettes afghanes de l’enfermement islamique, qui avait été » vendu » ad nauseam, aux opinions publiques occidentales…
3/ Mais la défaite conceptuelle ne s’arrête pas là. Dans le cas Afghan, ce concept de « state building « est mort aussi de sa mise en œuvre même, caricature d’une gabegie phénoménale et d’un gigantesque capharnaüm bureaucratique. A Kaboul, j’ai pu le voir de mes yeux, c’était un étonnant assemblage d’organisations diverses: l’OTAN, l’ONU, l’Union européenne, et bien d’autres encore, d’une cinquantaine d’Etats plus ou moins impliqués, ou qui faisaient semblant de l’être pour faire plaisir aux Américains, une foultitude d’ONG, et bien sûr des milliers de consultants privés, tous grassement rémunérés, venus en quelque sorte se partager le travail - et la manne inépuisable des financements américains…
Les plus « virils » s’occupaient de défense et de questions militaires, c’est-à-dire les Américains, les Britanniques et dans une moindre mesure, les Français dans la zone très exposée de la Kapissa, quand d’autres se spécialisaient dans les actions de développement « civilo- militaires », à l’instar des Canadiens ou des Néerlandais ; d’autres enfin s’arrangeaient pour ne pas être déployés dans les zones trop dangereuses, comme par exemple les Allemands au Nord du pays (non Pachtoune), car soucieux de ne pas subir la moindre perte en personnel, pour des raisons de politique intérieure. Au sein de l’OTAN qui avait hérité du dossier Afghan après le départ du gros des forces américaines pour leur expédition en Irak à partir de 2003, les « caveats », c’est à dire les restrictions nationales aux règles d’engagement au combat, étaient devenues la règle. L’anti-terrorisme en coalition, aurait dit Clémenceau…
Mais la coalition, façon Ubu, se retrouvait aussi dans les ministères, littéralement colonisés par les consultants de tous crins et l’enchevêtrement des » programmes » portés par les différents États intervenants. Chaque organisation, chaque État lançant son propre programme de développement ou d’action ,multipliant ainsi les doublons, la gabegie d’argent, l’inefficacité et bien sûr la corruption locale… J’ai pu constater avec effarement à quel point les milliards déboursés, loin de « ruisseler » vers la population exsangue, n’arrivaient jamais au niveau des villages, où la pauvreté était toujours la même, quel que soit le régime en place…et la culture du pavot toujours préférable aux subsides systématiquement évaporés depuis Kaboul.
4/ Enfin et surtout, l’exemple afghan, vérifié au Mali, en Libye, en Irak entre autres, montre qu’il est illusoire de tenter de l’extérieur, d’imposer, voire d’inventer un régime politique, des présidents, des parlementaires, des élections…Imposé par facilité par Washington, Hamid Karzai, sa toque d’astrakan et sa cape chamarrée, ont certes fait illusion - pour quelque temps. Derrière, à peine dissimulées, se cachaient des compromissions familiales avec le trafic de drogue à grande échelle, ainsi qu’avec les Talibans quand c’était nécessaire…Et que dire de l’élection de 2020 où l’Afghanistan, après des fraudes massives se retrouva, soudain,avec deux autres représentants de cette même caste ,tous deux « élus », dont l’un vient de fuir en Ouzbékistan…Ne voit on pas exactement les mêmes dérives aujourd’hui même dans les coups d’état à répétition de plusieurs pays du Sahel , que pourtant nos soldats sont sensés soutenir contre le terrorisme, toujours lui…?
5/ Une dernière notation,enfin. Si le peuple si le peuple Afghan et surtout les femmes et les enfants sont les premières victimes de ce désastre, l’autre grande victime sera, à n’en pas douter, la stabilité et la paix dans le monde.
Car la chute Kaboul est un événement planétaire de proportion historique. Elle signale,au delà de la déroute des prétentions morales occidentales, l’affaiblissement durable, sans doute irréversible de l’Amérique, et de sa crédibilité en tant que puissance superpuissance globale.
Cette guerre vient clôre un chapitre de 20 années, commencé le 11 septembre 2001, où l’Amérique soucieuse à juste titre de faire payer son crime à Al Qaïda, s’est ensuite fourvoyée deux décennies durant, dans une série d’erreurs, de défaites et de reculs catastrophiques en Orient. L’humiliation de Kaboul intervient après la reculade 2013 en Syrie, laquelle ouvrit la voie aux Russes et aux Iraniens dans ce pays, après l’erreur plus catastrophique encore de l’invasion de l’Irak en 2003, qui fait de l’Iran quasi nucléaire aujourd’hui, la puissance dominante au Proche Orient, sans oublier l’intervention suicidaire en Libye, les valses hésitations américaines en Égypte ou en Arabie… 20 années d’échec qui aboutissent aujourd’hui au retrait, sinon à la retraite historique des États-Unis du Proche-Orient…
La chute de Kaboul, aboutissement de ces vingt années terribles, nous dit haut et fort, tout comme Biden d’ailleurs, que l’Amérique ne peut plus, ne souhaite plus, jouer le rôle d’architecte de l’ordre international, avec ses forces armées, comme elle l’a fait depuis 1945. L’Amérique quitte l’Orient, comme il y a 65 ans déjà, les Européens après Suez. Désormais, la lutte contre le terrorisme se fera à distance, par des drones et autres moyens de frappe de précision à distance. Pour le reste, l’Amérique ne s’occupera plus que d’un seul adversaire : la Chine.
Dans le vide laissé par l’Amérique, d’autres, en Orient, viendront inévitablement s’engouffrer dès demain, qui auront alors entre leurs mains l’avenir de la paix et de la guerre dans les décennies à venir: Russie, Chine, puissances locales émergentes telles le Pakistan, l’Iran, la Turquie, sans oublier les organisations ou milices islamiques non étatiques, sunnites ou chiites. Tous ont en commun l’objectif d’en finir avec l’ancien monde, celui des valeurs occidentales et si possible de le détruire…
Dans le monde de l’après Kaboul, les Européens se retrouveront donc bien seuls. Et ils auront intérêt à méditer les propos du Président Biden ce 16 août : la défaite de Kaboul n’est aucunement celle de l’Amérique, mais celle des Afghans eux mêmes, qui n’ont pas su ou voulu se défendre…
Les Baltes et autres Polonais, sans parler des Ukrainiens, qui craignent la volonté de puissance russe depuis l’affaire de Crimée, les Grecs qu’effraie l’activisme turc en Méditerranée orientale, sans oublier tous ceux qui, à Paris ou à Berlin, s’inquiètent à raison des conséquences migratoires de la victoire des talibans, ou encore d’une nouvelle vague terroriste sur notre sol, tous ces braves européens se demanderont sans doute qui sera le prochain sur la liste des cocus de l’Amérique.
Fallait-il vraiment que M. Macron remercie publiquement son collègue Biden,au soir d’une si cuisante déroute ?