5 Mai 2024
C’est une affaire délicate que vient de révéler le Washington Post, potentiellement très embarrassante pour la stratégie américaine dans l’Indo-Pacifique.
L’entourage proche du Premier ministre Modi, en la personne de son conseiller pour la Sécurité nationale, Ajit Doval, aurait commandité en juin 2023 l’assassinat sur le territoire américain du principal leader de la communauté sikh aux États-Unis, Gurpatwant Singh Pannun, lui-même citoyen américain. L’agent chargé de l’opération, un certain Nikhil Gupta, trafiquant d’armes et de drogue, a été arrêté à Prague où il était arrivé fin juin 2023, à la demande de la justice américaine. Inculpé de tentative de meurtre, il attend son extradition aux États-Unis… Le dit Gupta n’a, semble-t-il, pas pu mener à bien sa mission, car au même moment, le 18 juin 2023, un autre leader sikh, Hardeep Singh Viggar, citoyen canadien celui-là, était assassiné par balles devant le temple sikh de Colombie-Britannique. Les deux leaders se connaissaient et militaient ensemble pour la création d’un État sikh indépendant dans le Punjab, au nord de l’Inde, le « Khalistan ». Tous deux étaient considérés comme « terroristes » par les services indiens de la RAW (Research and Analysis Wing).
Au Canada, l’affaire avait fait grand bruit. En septembre 2023, le Premier ministre Trudeau accusait expressément le gouvernement indien, « preuves à l’appui », dira-t-il devant la Chambre des communes, d’avoir exécuté « un citoyen canadien sur le sol canadien, une atteinte inacceptable à la souveraineté de son pays ». Expulsion de diplomates et gel de certains accords commerciaux s’en étaient suivis, ce qui n’arrangeait pas les affaires des Canadiens, déjà en froid avec les Chinois dans l’affaire Huawei.
Le prolongement américain de cette affaire est bien plus problématique. Voilà des années que les Américains essaient de bâtir avec Delhi, rival de Pékin mais farouchement non aligné, une alliance stratégique anti-chinoise dans l’océan Indien. Modi avait donc eu droit à une rare visite d’État à Washington, avec réception en grande pompe à la Maison-Blanche, cela le… 22 juin 2023, au moment même où les services indiens venaient de passer à l’action au Canada, et s’apprêtaient à le faire aux États-Unis…
La justice américaine s’étant saisie du dossier en novembre, les noms de plusieurs hauts responsables des services indiens ont commencé à fuiter. Cela au moment même où le ministre de la Défense Lloyd Austin vient d’évoquer devant le Congrès toute l’importance de la relation stratégique avec l’Inde pour les années à venir, et celle de la coopération en matières d’armements avec la signature déjà actée de moteurs d’avions de combat GE en coproduction avec Hindustan Aeronautics, ainsi que la négociation en cours sur la livraison d’une trentaine de drones Reaper. Cela, alors que l’Inde a fait son entrée dans le Quad, l’alliance militaire Asie-Pacifique que Washington a mis sur pied avec le Japon, l’Australie. Mais les États-Unis ont également grand besoin de l’Inde sur le front ukrainien. Non seulement Modi s’est gardé de toute condamnation de la Russie (qui demeure son premier partenaire militaire), mais l’Inde est surtout devenue le principal importateur de pétrole russe sous embargo US : 2 millions de barils/jour importés à bas prix, puis réexportés au prix fort en Europe sous forme de diesel…
D’où l’embarras de l’administration Biden. La plus grande démocratie du monde est en ce moment en pleine élection (1 milliard de votants jusqu’au 15 mai), mais il n’est pas sûr que cela impressionne les juges américains : un syndicat de malfaisants a pris la détestable habitude d’éliminer ses opposants sur le territoire des braves démocraties, qui commencent à la trouver mauvaise ; un syndicat qui comprend notamment la Chine, la Turquie, le Tadjikistan, la Russie, l’Égypte, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Bélarus, l’Inde donc, et le Rwanda. Avis aux opposants…
Pierre Lellouche,
Tribune VA 3/5/24