Les Chantiers de la Liberté

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Inde, Afrique du Sud : le Sud global n'aime pas les élections

 

Pendant qu'Emmanuel Macron recevait en grande pompe Joe Biden, le roi d'Angleterre et Volodymyr Zelensky pour célébrer le 80ᵉ anniversaire du Débarquement, Vladimir Poutine, qui n’avait pas été convié aux commémorations normandes, accueillait ses amis du « Sud global » à Saint-Pétersbourg.

Conçu initialement comme le « Davos russe » destiné à attirer les investisseurs occidentaux, le SPIEF, ou Forum économique international de Saint-Pétersbourg, s’est transformé avec la guerre en Ukraine en une sorte d’assemblée générale du syndicat des pays du Sud, derrière la Russie et la Chine, contre « l’ordre libéral occidental ». Ici, l’on bâtit un système d’échanges dé-dollarisé, libellé en yuans ou en roubles, hors de portée des sanctions américaines, avec sa propre banque d’investissements (dirigée par la Brésilienne Dilma Rousseff) et d’autres fournisseurs de technologies venus d’Asie.

Cependant, parmi les 17 000 participants venus de 136 pays, manquaient à l’appel deux têtes d’affiche majeures : l’Indien Modi et le Sud-Africain Ramaphosa, retenus chez eux pour cause d’élections générales au même moment. Des élections qui, dans les deux cas, ont mal tourné pour les dirigeants en place.

Auréolée de son prestige de victime puis de vainqueur de l'apartheid, l’ANC (African National Congress), au pouvoir depuis l’instauration de la démocratie par Mandela en 1994, ambitionne d’être, à côté de la Chine, de l’Inde et de la Russie, l’une des grandes voix du prochain monde. D’où sa saisine, en décembre dernier, de la Cour internationale de justice contre Israël, dénoncé comme un État raciste et « génocidaire ». Hélas, le combat pour Gaza ne remplit pas les assiettes dans un pays qui compte 30 % de chômeurs et 60 % parmi les jeunes, un pays plus inégalitaire encore que du temps de l'apartheid (où 1 % de la population concentre 40 % de la richesse), où les infrastructures et les entreprises publiques ont été littéralement pillées sous Jacob Zuma, le prédécesseur de Ramaphosa, au point que le pays doit vivre sans eau ni électricité (les coupures atteignant 280 jours par an !).

Résultat : Ramaphosa, ce syndicaliste devenu milliardaire, a chuté de près de 20 points lors des élections du 29 mai, laissant l’ANC sans majorité.

Mêmes causes et mêmes effets en Inde, où Narendra Modi, au pouvoir depuis 10 ans à la tête du BJP (Bharatiya Janata Party), a lui aussi perdu, le 2 juin, 63 députés et la majorité au Parlement de Delhi. À 73 ans, Modi, l’apparatchik à vie du parti hindouiste, qui en a gravé tous les échelons depuis 60 ans, a installé un véritable culte de la personnalité au service d’une politique ultranationaliste et anti-musulmane (l’Inde comptant 200 millions de musulmans). Mais là encore, ni la construction d’un gigantesque temple dédié au dieu Ram à Ayodhya, dans son fief de l’Uttar Pradesh, en lieu et place d’une très ancienne mosquée, ni son rappel de ses origines modestes, ni son slogan proclamé à la troisième personne : « vous avez la garantie Modi », n’ont réglé les problèmes majeurs du chômage et des inégalités dans le pays le plus peuplé du monde, aux 1,5 milliard d’habitants.

Ni le suprémacisme hindou de Modi, à la place de la tolérance multi-confessionnelle de Gandhi, ni la mantra supposément anti-raciste à Pretoria aux couleurs du Hamas, ne fournissent les réponses convaincantes aux dilemmes des pays du Sud face à la mondialisation. Nul doute qu’à Pékin comme à Moscou et à Téhéran, ainsi que dans de nombreuses capitales du Sud global, on en tire la conclusion que, décidément, le modèle démocratique à l'occidentale, avec ses élections en permanence, doit être définitivement banni.

 

 

Par Pierre Lellouche

Tribune VA
9 juin 2024

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