Pierre Lellouche est ancien secrétaire d’État aux affaires européennes et ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan.
LE FIGARO. - Les Américains, fin 2001 en Afghanistan, une fois les talibans chassés du pouvoir, avaient affiché l’objectif de construire un État et des institutions démocratiques. Cette ambition d’un «state building» vient de voler en éclats. Quand ce concept est-il né?
Pierre LELLOUCHE. - Le concept de «state building» est en effet, avec le peuple afghan, la principale victime de la victoire des talibans. Dans son intervention télévisée du 16 août, le président Biden n’a pas hésité à mentir ouvertement, en affirmant: «Notre mission en Afghanistan n’a jamais été de construire une nation. Elle n’a jamais été censée créer une démocratie unifiée centralisée.» Pourtant c’est bien ainsi, avec comme porte-drapeau la libération des femmes afghanes, qu’ont été vendus à l’opinion occidentale ces vingt années de guerre parfaitement stériles en Afghanistan, les morts dans les rangs des armées occidentales et de l’armée régulière afghane et les 1000 milliards de dollars engloutis dans la construction illusoire d’un État démocratique sur place.
À l’origine du concept se trouve la vieille idée que les puissances «civilisées» auraient le droit d’employer la force pour apporter la civilisation, voire un gouvernement démocratique aux pays «arriérés» ou subissant la tyrannie. Le président McKinley défendait en 1898 «le devoir des États-Unis» de substituer dans leur empire colonial naissant «le droit et la justice à l’arbitraire». Mais si les puissances coloniales imposèrent leur imperium sur les terres colonisées, plutôt que de chercher à bâtir dans ces pays d’authentiques gouvernements démocratiques, c’est en 1945 que l’on vit la mise en œuvre du concept de «state building», sur les ruines de pays vaincus, l’Allemagne et le Japon. Dans les deux cas les vainqueurs américains mirent en place des proconsuls militaires. En Allemagne, il appliqua les 3D: démilitarisation, dénazification et démocratisation.
Comment expliquer qu’après une longue éclipse, l’idée du «state building» s’impose de nouveau à Washington après 1989 puis la chute de l’URSS?
Pendant la guerre froide, l’objectif était d’endiguer l’URSS et de gérer la course aux armements nucléaires. Ce n’est qu’après l’effondrement de l’Union soviétique que l’on verra se multiplier le nombre d’opérations extérieures dans des pays en crise ou jugés «faillis». Sur 55 opérations extérieures entre 1945 et 2003 (date de la deuxième guerre d’Irak), 41 ont lieu entre 1989 et 2003.
Au cours de la guerre froide, le courant néo-conservateur américain, paradoxalement issu de la gauche, parfois même trotskiste (Irving Kristol, Nathan Glazer) refuse toute idée de détente avec Moscou. Il milite en faveur de l’effondrement du régime soviétique, par la compétition des nouvelles technologies militaires («star wars»), et le soutien à des «combattants de la liberté» anticommunistes, comme les moudjahidines afghans armés et financés par la CIA, Ben Laden compris, via l’ISI pakistanais. La stratégie paiera, dans un premier temps. L’URSS quitte Kaboul en 1989, puis s’effondre.
Dans les années 1990, une nouvelle génération apparaît (Robert Kagan, Paul Wolfowitz): eux sont convaincus que l’Amérique doit exporter la démocratie, au besoin par les armes, à commencer par le Proche-Orient, qu’on ne pacifiera que par la démocratisation des sociétés arabes. Ces partisans d’une Amérique interventionniste, unilatéraliste, «wilsonienne bottée» (Pierre Hassner), s’opposent aux républicains de l’école «réaliste» (Kissinger, James Baker), qui n’ont guère le goût de pareilles aventures.
L’exemple de l’Allemagne et du Japon après 1945 a inspiré les néo-conservateurs américains après le 11 Septembre. Et quoi de mieux que la démocratie pour éviter la guerre ou combattre le terrorisme? Car comme chacun sait, les démocraties ne se font pas la guerre…
D’où vient le succès de cette théorie en France, chez certains intellectuels et au sein même du Quai d’Orsay?
En France c’est une vieille histoire, ironiquement marquée à gauche. Jules Ferry, le père de l’école de la République, était aussi le grand théoricien du colonialisme, contre Clemenceau. Dans les années 1970, après l’expérience du Biafra (1967-1970) c’est l’éruption de MSF, des «French Doctors» et du «droit d’ingérence humanitaire», cher à Mario Bettati et Bernard Kouchner. Des intellectuels germanopratins s’en feront les relais, tandis que des «nouveaux philosophes» prendront la pose devant les caméras, sur à peu près tous les théâtres d’opérations possibles.
Le Quai d’Orsay et la Défense retrouvèrent aussi, après la guerre froide, le bonheur de travailler en bonne intelligence avec Washington: Balkans, Moyen-Orient, Sahel. Flattés que nous soyons considérés comme le plus solide des alliés européens, plus encore peut-être que les Britanniques. Le Drian exalte cette alliance retrouvée: la France «leader» au Sahel et «équipier» en Orient, et l’inverse pour l’Amérique. Et puis, nous aussi, avec nos partenaires européens, nous avons pratiqué le «state building», en Bosnie, au Kosovo, et sans trop le dire au Sahel.
Quel est le bilan de l’application du concept de «state building»?
Désastreux partout: Somalie, Haïti, Irak sans parler de la Libye et du Sahel. Bosnie et Kosovo font figure d’exception si on se contente des apparences. La Bosnie est un vrai faux État, avec en son sein trois mini-États en lutte permanente, trois gouvernements et pour tenir le tout, des moyens européens considérables. Le Kosovo est pire encore, non reconnu par plusieurs membres de l’Union, réputé pour la corruption et les trafics généralisés, malgré la présence de plusieurs centaines d’experts dépêchés par Bruxelles. Seule l’illusoire perspective d’une future adhésion à l’Union y maintient un semblant de paix civile.
Pourquoi, en Afghanistan, tant de bonnes intentions n’ont-elles pas suffi?
J’ai pu constater de mes yeux un effroyable capharnaüm bureaucratique, l’enchevêtrement de multiples organisations internationales, de dizaines de pays plus ou moins impliqués, d’ONG, sans parler de milliers de consultants - optimistes par profession -, chacun avec son programme, le tout entraînant doublons et corruption massive des locaux. L’argent n’arrivait jamais, ou très peu, dans les villages, où le pavot et les talibans régnaient déjà en maîtres.
Il est illusoire de chercher à inventer de l’extérieur des élites politiques, des parlements, de penser qu’organiser une élection suffit pour que la démocratie fonctionne. Comme il est illusoire de fabriquer de l’extérieur des administrations fonctionnant sur des projets conçus en Europe ou aux États-Unis, et le plus souvent déconnectés des réalités locales.
Quelles sont les conséquences pour l’Europe de la victoire des talibans et du retrait américain?
C’est un coup terrible pour ce que l’Occident était censé représenter en tant que producteur de valeurs universelles pour les peuples du monde. Les puissances révisionnistes russe, chinoise, turque ou iranienne, sans parler des organisations islamistes, seront encouragées à défier un système occidental à ce point affaibli et à combler le vide laissé par les Américains dans cette région et au Moyen-Orient. C’est donc une période fort troublée et dangereuse qui nous attend. Une remise à plat de nos priorités stratégiques et de notre politique étrangère s’impose, tout comme il est urgent de lancer un vaste plan de réarmement de notre Défense nationale, pour faire face aux risques d’embrasement qui à tout moment peuvent se produire.