29 Mars 2024
« Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville… »
C’est-à-dire à Bruxelles.
Cela semble si lointain : mais il y a tout juste un an, le 9 février 2023, le Président Zelensky était ovationné comme une véritable rock star au Parlement européen par 705 eurodéputés venus l’acclamer debout. « Bienvenue chez vous, bienvenue en Europe ! », lui lançait, extatique, l'inénarrable Charles Michel, Président du Conseil européen, en écho à l’inépuisable Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen : « L’avenir de notre continent s’écrit en Ukraine ! »
L’époque était à l’optimisme. L’armée ukrainienne venait de rencontrer d’impressionnants succès contre l’envahisseur russe, certains évoquant même une défaite de Moscou et le renversement de Poutine. Quatre mois plus tard, le 23 juin, l’UE, unanime, octroyait à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion, répondant à la demande formulée par Zelensky tout juste un an auparavant. Un record absolu dans l’histoire des élargissements de l’Europe !
En ce mois de février 2024, à la veille d’un nouveau sommet européen consacré à l’Ukraine, rien ne va plus. L’offensive du printemps dernier lancée par Kiev s’est brisée sur les défenses russes, et la guerre s’enlise dans une impasse meurtrière sans fin. À Washington, principal pourvoyeur d’armes (plus de 41 milliards depuis mars 2022), le robinet a été brutalement fermé, victime de la campagne présidentielle : les 60 milliards de dollars promis par Biden en fin d’année se trouvent pris en otage par Trump et les Républicains qui, en priorité, veulent fermer la frontière du Mexique contre les migrants.
Et dans les capitales européennes, un vent de panique commence à souffler. Comment remplacer les armes américaines qui manquent, alors que les arsenaux sont vides et que les industries d’armement, longtemps inertes faute de crédits, peinent à redémarrer ? Que fera-t-on si Trump est réélu en novembre et que restera-t-il de l’OTAN ? Et dans l’immédiat, où trouver les 50 milliards d’euros promis à Kiev (l’Ukraine a besoin d’au moins 3 milliards par mois) ? Au-delà, comment tenir parole sur l’ouverture promise des négociations d’adhésion alors que rien, absolument rien n’est prêt ? Ni du côté ukrainien, où la corruption systémique continue, nourrie par la guerre, où les conditions en matière d’état de droit restent, au mieux, discutables ? Ni du côté européen, où l’on devra gérer les conséquences institutionnelles de l’entrée d’un pays plus vaste que la France, de plus de 40 millions d’habitants ? Comment gérer surtout les conséquences économiques de ce nouvel élargissement : avec un PIB de 169 milliards avant-guerre (il a chuté de 30 % depuis) contre 3800 à l’Allemagne et 2700 à la France, et un revenu par habitant de 4100 €, cinq fois moins que la moyenne européenne, l’Ukraine est un pays ruiné, de surcroît fracassé par la guerre. Sa reconstruction coûtera 750 milliards d’euros au bas mot, à la charge de l’UE bien entendu… En somme, le glaive américain rentré chez lui, tout retombe sur le tiroir-caisse européen…
Mais le plus urgent, désormais, ce sont les tracteurs. Partout en Europe, la révolte paysanne gronde : les tracteurs paralysent les rues d’Hambourg, encerclent Paris, bloquent les routes polonaises, roumaines, hollandaises ou belges. Si les revendications ne sont pas partout identiques, elles se rejoignent pour contester la hausse des coûts du gazole, de l’énergie ou des engrais (conséquence directe de la guerre en Ukraine) ; elles convergent aussi sur la dénonciation des accords de libre-échange signés avec l’Amérique Latine en particulier, qui menacent de fausser la concurrence. Et plus grave encore sur la menace que fait peser l’énorme production agricole ukrainienne, susceptible de faire littéralement imploser la Politique Agricole Commune (la fameuse PAC).
Car l’Ukraine, de tout temps le grenier de l’Europe, c’est le quart de la surface agricole du Continent, le quatrième producteur mondial de céréales ; ce sont d’immenses exploitations pouvant atteindre plus de 500 000 hectares (!) - la taille du Jura, 15000 d’entre elles atteignant 10 000 ha contre en moyenne 69 en France… Ne serait-ce que par la surface agricole, l’Ukraine deviendrait immédiatement le premier bénéficiaire de la PAC, détrônant ainsi la France (avec nos 9 milliards actuels, qui représentent un peu moins de la moitié de notre contribution annuelle à l’UE).
L’Ukraine, ce sont aussi des salaires à 200 € mensuels, et l’absence de toute norme phytosanitaire ou autre (comme le bien-être animal) telles qu’imposées à nos producteurs. Toujours pour les mêmes raisons de solidarité politique, la Commission a ouvert des « couloirs de solidarité » à partir de mai 2022, de façon à permettre à l’Ukraine d’exporter ses productions par voie terrestre, contournant ainsi la menace de blocus russe sur la mer Noire. Le problème est que ces productions, censées partir vers l’Afrique, ont été écoulées à bas prix en Pologne et en Roumanie, provoquant de vives tensions au sein des agriculteurs, puis des camionneurs de ces pays. Au point que le Président Polonais, Andrzej Duda, pourtant fervent allié de Kiev contre Poutine, a été jusqu’à comparer l’Ukraine à « un noyé qui risque d’entraîner au fond, et de noyer, celui qui vient le sauver ! ». La querelle menace de gagner plus à l’Ouest avec la suppression, décidée là encore par la Commission, de tout droit de douane sur les importations agricoles ukrainiennes.
C’est ainsi que les importations de sucre ont augmenté de 150 %. Celles de volailles ont explosé, atteignant aujourd’hui 25000 tonnes par mois (27 % des importations en 2023), et +74 % en France… Des volailles trois fois moins chères, de médiocre qualité et produites dans des élevages gigantesques (2 millions d’animaux par exploitation, contre 40 000 pour les plus grandes en France). En Ukraine, le Roi du poulet s’appelle Iouri Kosyuk. Oligarque lui-même, pesant 1,5 milliard de dollars, il est proche de l’ancien Président Porochenko, autre oligarque qui est lui Roi du chocolat. La firme de Kosyuk, MHP, exporte 120 000 poulets chaque jour vers l’Europe. D’autres « agro-holdings » comme Avangard ou Ovostar contrôlent le marché des œufs et exportent dans le monde entier…
En France, les filières professionnelles concernées ont demandé discrètement depuis des mois au Ministre de l’agriculture de faire jouer les clauses de sauvegarde, sans réponse jusqu’ici : la raison d’État et la solidarité en temps de guerre priment. En voyage à Kiev en novembre, Marc Fesneau continuait à prétendre que « arrimer Kiev à l’Europe peut nous permettre de devenir un acteur mondial de l’alimentation et de sortir de la naïveté ».
À se demander justement où se situe cette naïveté. Et si nos dirigeants ont bien conscience des engagements qu’ils prennent et de leurs conséquences, tant pour leurs propres populations qui subissent, que pour les peuples que l’on cherche à aider et qu’immanquablement l’on va décevoir. La pire des politiques… D’où le rétropédalage express de Macron lors du prochain sommet : aider l’Ukraine certes, mais pas au point de mettre le feu dans nos campagnes. Sauf que le coup est parti et qu’il ne sera pas facile de revenir sur les engagements déjà pris par les 27, sauf à provoquer une crise ouverte avec Bruxelles, dans le style du Général… qui n’est pas franchement celui « en même temps » de Macron…
Les travailleurs européens avaient aimé le plombier polonais, nos agriculteurs adorent déjà les paysans ukrainiens. Quant à Perrette, elle risque de revenir fort marrie de Bruxelles… « Adieu veaux, vaches, cochons, poulets » (ukrainiens bien sûr…).
Pierre Lellouche
Tribune Figaro, 31/1/24