Les Chantiers de la Liberté

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Captation d’héritage : l’Europe de Delors à Macron 

 

Pour avoir rencontré Jacques Delors, échangé avec lui et respecté son indépendance d’esprit, je ne sais ce qu’il aurait pensé, lui, qui goûtait peu aux campagnes électorales, de l’utilisation de son nom par l’actuel Président de la République à six mois des prochaines élections européennes. 

Car dès ses vœux du 31 décembre, Emmanuel Macron a bel et bien lancé sa campagne des européennes en se posant en héritier de l’ancien Président de la Commission européenne de 1995 à 2005, qui venait de décéder à peine quatre jours auparavant. 

En 2024, « année de choix décisifs » selon Macron, « nous aurons à faire le choix d’une Europe plus forte et plus souveraine à la lumière de l’héritage de Jacques Delors… Vous aurez au mois de juin prochain à vous prononcer sur la poursuite de ce réarmement de notre souveraineté européenne face aux périls : arrêter la Russie, et soutenir les Ukrainiens, ou céder aux puissances autoritaires en Ukraine ; continuer l’Europe, ou la bloquer ». 

Et de poursuivre vendredi dernier lors de l’hommage solennel aux Invalides : « le visage de l’Europe d’aujourd’hui, Jacques Delors, a contribué à le dessiner, trait pour trait ». 

Trait pour trait vraiment ? Ou contresens historique ? 

Notons d’abord que la présidence de Jacques Delors coïncida avec les espoirs immenses nés de la fin de la Guerre froide, aux antipodes du nouveau basculement que nous vivons aujourd’hui, trente ans plus tard, qui lui est dominé par le retour de la guerre en Europe, comme dans son immédiate périphérie (Moyen-Orient, Maghreb, Sahel). L’époque de Delors était celle de la jeunesse européenne heureuse (Erasmus) et de l’insouciance (Schengen 1985) : le confort de la libre circulation des citoyens européens sans se soucier des immigrés. 

C’était surtout l’époque de la réunification de l’Allemagne en accord avec les Russes et les Américains, puis de la grande vague d’élargissement de 2004 à 10 nouveaux pays, (donc huit issus de l’ex-empire soviétique), mais tout cela pacifiquement, en accord avec la Russie, et non contre elle. Delors, d’ailleurs, craignait surtout que ces élargissements à marche forcée ne finissent par nuire à sa préoccupation principale, qui était l’approfondissement de l’Union, son marché unique et sa future monnaie. 

Comme il le dit lui-même lors d’une audition à l’Assemblée nationale en juin 2001, Delors se méfiait des « joueurs de flûte » qui exigeaient toujours plus d’élargissement, sans se préoccuper de la cohérence des institutions, alors que celles-ci ne fonctionnaient déjà plus correctement à 15. 

Or ce sont ces « joueurs de flûte » qui ont aujourd’hui en charge l’avenir de l’Europe. Ceux-là mêmes qui se présentent comme ses héritiers, viennent de décider, le mois dernier à Bruxelles, une nouvelle vague d’élargissement à trois zones de guerre ouverte ou larvées : l’Ukraine et la Moldavie en Europe Orientale, la Géorgie dans le Caucase et les Balkans, avec des pays aussi ingouvernables que la Bosnie… Le tout sans avoir remis en état nos forces militaires et nos industries de défense, faute de volonté et d’argent… au moment même que les États-Unis, eux-mêmes en campagne électorale, s’intéressent bien plus à l’immigration de masse à la frontière mexicaine ou à la menace chinoise qu’à l’avenir de l’Ukraine ou de l’Europe. 

2024 en effet s’annonce décisive : l’issue des guerres d’Ukraine et de Gaza, l’évolution future de l’Amérique avec ou sans Trump, la compétition commerciale très mal engagée avec la Chine autant qu’avec les États-Unis, la prise de contrôle de nos frontières contre l’immigration de masse, autant de défis absolument majeurs qui sont devant nous. A portée de nos « joueurs de flûte » ?

 

Tribune VA 

 

Pierre Lellouche 7/1/24 

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