Les Chantiers de la Liberté

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Quand l’État islamique percute la guerre des Blancs

 

Quand l’État islamique percute la guerre des Blancs

 

Telle une météorite tombée d’une planète lointaine, l’attaque sanglante du Crocus City Hall de Moscou du 22 mars, avec ses 133 morts et ses centaines de blessés, est venue percuter non seulement la Russie de Poutine, mais également une guerre d’Ukraine qui entre dans sa troisième année.

Essayons d’en mesurer les conséquences en quatre points.

Poutine, qui vient d’être massivement réélu après 25 ans de pouvoir, à l’issue d’un scrutin marqué par des fraudes tout aussi massives, se voit ouvertement humilié. Non seulement ses services de renseignements ont une nouvelle fois montré leur incompétence, après s’être magistralement trompés il y a deux ans, lors de l’invasion de l’Ukraine, mais plus grave encore, les Américains l’avaient dûment prévenu de l’imminence d’une attaque. Or, Poutine, trois jours avant celle-ci, avait lui-même qualifié ces avertissements de « chantage éhonté visant à faire peur et à déstabiliser la société russe ». La tentation est donc grande chez lui de trouver un bouc émissaire du côté des « Nazis » de Kiev, et de monter d’un cran la haine et la violence de cette guerre qui ont déjà causé un demi-million de tués et de blessés des deux côtés. Bien sûr, comme dans tout conflit, les coups tordus sont légion des deux côtés, et les Ukrainiens ont montré qu’ils ne sont pas des saints en la matière, en ayant procédé à plusieurs assassinats à l’intérieur de la Russie, sans parler de la destruction du gazoduc Nord Stream II, qu’ils avaient aimablement attribuée aux Russes. Sauf que la théorie des complots n’a rien à voir dans cet attentat.

Non seulement l’attaque a été revendiquée par l’EI-K, la branche afghane, dite Khorasan de l’État Islamique, mais elle s’inscrit parfaitement dans le mode opératoire d’une organisation connue depuis sa création il y a dix ans, en juillet 2014, par un mode opératoire particulièrement cruel. Quelques jours après l’annonce de l’instauration du Califat par Al Baghdadi, des groupes fanatiques afghans, en rupture avec les Talibans, firent allégeance à l’EI, rejoints par des combattants venus d’Irak et de Syrie. L’EI-K se veut multiethnique (et non exclusivement Pachtoune comme les Talibans), plus radicale (accusant les Talibans d’être vendus aux étrangers) et surtout internationaliste : les Talibans veulent un état islamique en Afghanistan ; l’EI- K vise un califat mondial, qui commence dans le Caucase et en Asie centrale, et s’étend jusqu’au Xinjiang et à l’Inde. Depuis 2014, EI-K et Talibans se livrent une guerre totale : 572 attaques urbaines en Afghanistan entre avril 2019 et mars 2020 ; 2200 morts et près de 4000 blessés en 2020, 334 autres attentats en 2021 dont l’attaque de l’aéroport de Kaboul : 183 morts dont 13 soldats américains… Le vide sécuritaire laissé par le départ brutal des Américains en août 2021 n’a nullement été comblé par l’état Taliban, à la fois inepte et surtout souvent complice des islamistes plus radicaux de l’EI, via des liens tribaux, comme le groupe Haqqani.

Si la majorité des cibles et des victimes ont été jusqu’ici des Hazaras ou des chiites en Afghanistan même ou au Pakistan voisin, les 4000 combattants de l’EI, rejoints par des Pakistanais, des Ouïghours, des Tadjiks, des Ouzbeks frappent désormais hors de Kaboul : en Iran, avec l’attaque du 3 janvier dernier d’une cérémonie en l’honneur du Général Qassam Suleimani (91 morts) et particulièrement des objectifs russes : avion russe abattu après son décollage du Caire en 2015, assassinat d’un ambassadeur russe à Ankara en 2016, attentat contre le métro de Saint-Pétersbourg en 2017, sans parler des attentats déjoués par le FSB le 3 mars dernier à Karabulak (Ingouchie), et contre une synagogue. C’est que la Russie a une histoire fort complexe avec le monde musulman. L’islam y est comme en France la deuxième religion : la Russie compte environ 20 millions de musulmans, entre 12 et 15 % de sa population totale. Et les évolutions démographiques font prédire à certains qu’elle deviendra un pays fortement islamisé au cours du XXIe siècle. Certaines parties de la Russie ont même été musulmanes avant d’être chrétiennes, et la conquête par Ivan le Terrible du Khanat de Kazan en 1552, a inauguré la transformation de la Moscovie en empire russe. L’islam fait donc partie des religions reconnues et protégées par l’État russe, comme l’orthodoxie et le judaïsme, mais pas le catholicisme… Ce qui a permis au Ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov de s’exprimer ainsi en juin 2005 devant l’Organisation de la Conférence islamique, réunie à Sanaa au Yémen : « la Russie est une grande puissance eurasienne… Nous faisons partie intégrante des mondes chrétien aussi bien que musulman. L’Islam nous est parvenu dès les origines »… C’est donc un jeu complexe auquel se livre Vladimir Poutine depuis de nombreuses années : à l’intérieur, le Kremlin a passé une alliance stratégique avec Ramzan Kadirov, le leader tchétchène qui fait appliquer la charia dansson pays, ses troupes combattent les Ukrainiens, mais dans le même temps, la Russie n’a cessé de bombarder les sunnites de Syrie en s’alliant avec Bachar et ses soutiens chiites Iraniens ou du Hezbollah. Le problème est que l’EI-K déteste les chiites, les Perses, comme il déteste les « croisés Russes ». Ce qui a conduit Poutine à recevoir les officiels Talibans à Moscou, et à demander la levée des sanctions internationales contre le régime de Kaboul… La Russie est donc loin d’en avoir fini avec l’islamisme radical dans le Caucase, mais également dans ses ex-républiques musulmanes : Tadjikistan, Turkménistan, Ouzbékistan, toutes frontalières de l’Afghanistan, le « hub » du terrorisme islamique le plus dur aujourd’hui.

Flashback : qui se souvient encore que le 11 septembre 2001, Vladimir Poutine fut le premier chef d’État étranger à appeler le Président Bush après les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone ? Qui se souvient que la Russie ouvrit alors son espace aérien pour permettre l’acheminement des moyens américains vers Kaboul, mettant également à la disposition des occidentaux, (je peux en témoigner), les territoires des républiques musulmanes ex-soviétiques, limitrophes de l’Afghanistan ? Et qui se souvient encore que le 28 septembre 2015, le même Poutine, alors boudé par la communauté internationale après son annexion de la Crimée, s’adressant à la tribune des Nations unies, proposa une « large coalition internationale anti-terroriste » contre l’État islamique, « semblable à celle formée contre Hitler au cours de la deuxième guerre mondiale » ? Ce jour-là, Obama répondit favorablement : « on ne peut pas s’accommoder d’un mouvement apocalyptique comme l’État islamique, et les États-Unis ne regrettent pas d’employer leur armée dans le cadre d’une large coalition »…

Aujourd’hui, les « Blancs » s’entretuent à nouveau au cœur de l’Europe, les yeux rivés dans le rétroviseur : 1914 ou 1938, à chacun son narratif… L’Europe, décidément, a le goût du suicide. Le reste du monde, lui, s’en détourne. Tout comme les fanatiques de l’État Islamique, toujours bien vivants, et déterminés dans leur « guerre sans fin », à tuer le maximum de Khoufars - et qu’importe qu’ils soient Russes, Ukrainiens, Américains ou Français…

N’est-il pas grand temps de faire cesser cette guerre d’où il ne sortira que des perdants ?

 

Pierre Lellouche, 26/3/24

Le Figaro

 

Pierre Lellouche est ancien Ministre. Il a été le Représentant Spécial pour la France en Afghanistan-Pakistan en 2008-09; il est l’auteur d’un ouvrage consacré au terrorisme islamique : « Une guerre sans fin », éd. du Cerf, 2017.

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