Les Chantiers de la Liberté

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L’héritage chimique de Bachar

L’héritage chimique de Bachar

Mardi dernier à La Haye, une discrète réunion du Conseil de l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) s’est tenue à l’initiative de l’Espagnol Fernando Arias, le président en exercice de l’Organisation. Quelques jours plus tôt, le régime des El-Assad venait de s’effondrer à Damas, après 53 ans de règne et 13 années de guerre civile, et la question posée à l’OACI était de savoir ce qu’il était advenu de l’arsenal chimique syrien. Et question subsidiaire : ce qu’allait faire le nouveau régime dirigé par la milice Hayat Tahrir al-Cham (HTC) des stocks de gaz moutarde, de sarin ou de chlore toujours présents sur le territoire de la République arabe syrienne…

En vérité, le sinistre jeu de bonneteau entre la Syrie et la communauté internationale sur les armes chimiques dure depuis quarante ans au moins. Le programme d’armes chimiques, lancé par le père de Bachar, Hafez El-Assad, dans les années 1980 et confié au « Centre d’études et de recherche scientifique », était en fait placé sous le contrôle des services de sécurité du régime, les fameux Moukhabarat. Plusieurs usines en surface ou enterrées avaient produit des centaines de tonnes de gaz moutarde et plusieurs tonnes de précurseurs de gaz sarin, en plus de quantités plus vastes encore de chlore. L’idée était de dissuader Israël et ses armes nucléaires : la « dissuasion du pauvre », dans le jargon des experts…

Sauf que l’arsenal chimique syrien a été massivement employé, non contre Israël, mais contre la population syrienne elle-même, et ce, dès le début de la guerre civile en 2012. Diverses enquêtes internationales, dont celles de l’ONU, évoquent 130 attaques au moins par l’armée et l’aviation syriennes, et 14 000 morts, essentiellement civils. La plus cruelle, l’attaque d’août 2013 contre la Ghouta, près de Damas, avait causé la mort de 1 400 femmes et enfants, provoquant l’émoi de la communauté internationale. Obama avait menacé, évoquant ses « lignes rouges », qu’en cas d’emploi d’armes chimiques contre des populations civiles, il sanctionnerait par des frappes aériennes punitives contre le régime de Damas. Mais au dernier moment, Obama recula, prétextant une autorisation préalable du Congrès, qui ne vint jamais, au grand dam de François Hollande, qui renonça à lancer seul ses avions contre Damas. Poutine vint alors opportunément au secours d’Obama – et de Bachar – en proposant un plan de destruction de la totalité de l’arsenal syrien sous contrôle international, doublé de l’adhésion de la Syrie à l’OIAC, le tout garanti par une résolution du Conseil de sécurité (la 2138 de 2013). C’est ainsi que Poutine, profitant de la reculade américaine, fit son grand retour en Syrie à partir de 2015…

Problème : malgré les inspecteurs de l’OIAC et 1 400 tonnes détruites selon la CIA, au moins 360 tonnes de gaz moutarde et 5 tonnes de précurseurs de gaz sarin, bien plus redoutable, se sont littéralement volatilisés, Damas prétendant que ces matières avaient été « égarées pendant le transport ou en raison d’accidents de la circulation »… Début décembre, à la veille même de la chute du régime de Bachar, les diplomates syriens, soutenus par les Russes, protestaient encore à New York contre la « stigmatisation de la Syrie par les Occidentaux »…

En fait, Bachar avait conservé des stocks non déclarés qu’il utilisa contre les rebelles syriens à de nombreuses reprises jusqu’en 2019. D’où ce constat de l’OIAC en 2020 : « Il est établi que la République arabe syrienne n’a pas déclaré et détruit toutes ses armes chimiques et ses installations de production d’armes chimiques. » Mais le problème ne s’arrête pas là. L’État islamique, dont est issu Al-Joulani, le vainqueur de Damas, a lui aussi fabriqué ses armes chimiques à Mossoul, grâce au talent d’un chimiste de Saddam passé à l’ennemi, Abou Malik, un ancien de l’usine Al-Muthanna, dans la banlieue de Bagdad. Et pire encore, ces armes ont été utilisées par les milices anti-Assad à 71 reprises, dont 30 fois en territoire syrien. Parant au plus pressé, les Israéliens, peu convaincus par l’efficacité des inspecteurs onusiens, sont immédiatement passés au bombardement des stocks et des usines chimiques syriennes.

Reste à savoir ce que va faire le nouveau pouvoir de Damas avec les quantités résiduelles toujours présentes sur le territoire syrien et qui pourraient alimenter différents groupes salafistes et terroristes. Une toute petite quantité de gaz sarin peut avoir des conséquences absolument considérables : tout le monde garde en mémoire l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en mars 1995 par la secte Aum Shinrikyo, qui avait fait 13 morts et 6 300 blessés. Après avoir causé la mort d’un demi-million de ses sujets, Bachar, désormais confortablement installé à Moscou, nous a aussi légué le spectre d’attentats chimiques en Europe…

Pierre Lellouche - Tribune VA, 18/12/24

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