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Maroc MEDays 2024 : Entretien avec Pierre Lellouche

Maroc MEDays 2024 : Entretien avec Pierre Lellouche

La présentatrice : Dans cet entretien, l'une des personnalités qui participe à ces débats, M. Pierre Lellouche, plusieurs fois ancien député, ancien ministre de l'Europe, chargé de l'Afghanistan également, le spécialiste des affaires internationales en France. M. Pierre Lellouche, bonjour.

Pierre Lellouche : Bonjour madame.

La présentatrice : Il y a deux ans, on s'est retrouvés, vous et moi, à la même place pour parler de l'Ukraine. Il y a deux ans, vous me disiez que Vladimir Poutine avait fait une erreur historique en envahissant l'Ukraine. Deux ans plus tard, vous avez écrit un livre qui s'appelle Engrenage : La guerre d'Ukraine et le basculement du monde aux éditions Odile Jacob. Ici, à Tanger, on parle d'un nouvel équilibre mondial. Vous parlez de basculement du monde. C'est une équation qui se ressemble ?

Pierre Lellouche : Ce que cette guerre a fait, c'est effectivement de précipiter le monde dans des décennies de guerre, en réalité. Il y a 30 ans, à la fin de la guerre froide, nous avions cru, avec beaucoup d'espoir et peut-être un peu de naïveté, que les guerres étaient finies, qu'on allait passer à une sorte de mondialisation heureuse, que tout le monde allait bénéficier du commerce, du développement. Au fond, on aurait une communauté internationale fabriquée de peuples de consommateurs qui vivaient tous un peu de la même façon, donc interchangeables. On s'aperçoit que les identités n'ont jamais été aussi fortes. La mondialisation, elle a suscité une réaction identitaire dans beaucoup d'endroits du monde, y compris en Afrique, dans le monde arabe, bien sûr, mais en Europe aussi. Et donc, on est aujourd'hui à la veille de... on est dans une époque où l'utilisation de la violence est décomplexée, une accumulation de conflits un peu partout sur la planète, et une véritable fragmentation. Et les thèmes qui ont été retenus sont bons : la souveraineté, parce que chaque nation doit se reprendre en main, c'est clair, et que personne d'autre ne va le faire à la place du Maroc ou de la France si on ne s'en occupe pas.

La présentatrice : Souveraineté et résilience.

Pierre Lellouche : Et la résilience, parce qu'il va falloir résister au choc de cette après-guerre. Alors cette guerre, elle était au départ une affaire totalement locale, c'était de savoir à qui appartenait la Crimée, où est-ce qu'il fallait faire une loi fédérale sur la partie Est de l'Ukraine, ce que les Russes appellent la Novorossia, la Nouvelle-Russie, les terres du Donbass. C'est devenu aujourd'hui une guerre absolument mondialisée. À partir d'avril 2022, l'OTAN est entrée dans une guerre par procuration non déclarée avec la Russie, ce qui a entraîné toute une série de chocs derrière. D'abord, l'alliance entre la Russie et la Chine, ce qui est une très mauvaise idée pour l'Occident. Ensuite, l'arrivée de deux alliés épouvantables que sont l'Iran et la Corée du Nord, ce que j'appelle les quatre cavaliers de l'apocalypse. Ces quatre-là ne vont pas nous faire de cadeaux. Un basculement aussi au niveau des valeurs. Beaucoup de pays dans le Sud global n'ont pas compris cette guerre entre Blancs en Europe. Alors que nous, en Europe, on a été convaincus que c'était pour le bien, pour le droit international, pour les valeurs de liberté, etc. Dans le Sud global, tout le monde considère que cette guerre n'est pas leur guerre. Et donc, on assiste à ce basculement aussi bien au niveau des valeurs qu'au niveau des conséquences stratégiques, parce que cette guerre, elle a métastasé ailleurs, notamment au Proche-Orient, en Afrique, où la France et les États-Unis ont été littéralement expulsés par les régimes du Sahel. Enfin, il y a eu beaucoup, beaucoup de conséquences, y compris en Asie. Mais on n'a pas le temps. Je ne vais pas vous raconter mon livre. Ceux que ça intéresse regarderont. Mais il y a un vrai basculement stratégique.

La présentatrice : Mais aussi sur l'Afrique, il y avait un effet domino aussi sur l'Afrique. Quel résultat, quel impact deux ans après, plus même, a eu cette guerre sur l'Afrique ? Vous parliez tout à l'heure d'identité. Le Forum MEDays a choisi le terme de souveraineté. Est-ce qu'on peut réfléchir justement sur cette émergence et la résilience qu'il faut avoir pour aller vers cette souveraineté en Afrique, sans forcément rester crispé sur son identité et cultiver la division sur le continent ?

Pierre Lellouche : Pour l'instant, ce qu'il faut bien voir, c'est que l'Afrique, heureusement, n'est pas directement concernée par la guerre en Europe. Il n'y a pas de conséquences, j'allais dire, militaires immédiates, mais quand même, on voit bien qu'elle reste une zone où les appétits se réveillent, notamment ceux de la Russie, dans la compétition qu'elle mène contre l'Occident, ce qu'elle appelle l'Occident collectif, c'est-à-dire les Américains, nous, les autres. On profite pour essayer de pénétrer, mettre la main sur les richesses, notamment minières. Et ça, c'est les forces paramilitaires russes qu'on voit dans le Sahel, notamment, en Centrafrique aussi, qui ont conduit ces gouvernements putschistes à expulser les Américains, les Français notamment, ce qui rend service en même temps au retour des islamistes les plus durs, c'est-à-dire Daesh et l'État islamique, et Al-Qaïda aussi. Et donc, on voit une réimplantation de ces forces au sud de l'Algérie, dans toute la zone sahélienne, ce qui est un vrai problème, qui peut toucher tout le Maghreb aussi.

Après, il y a l'arrivée de nouveaux joueurs sur le plan économique, notamment les Turcs. Tout le monde est attiré par ce continent qui va être le premier continent sur le plan démographique au cours de ce siècle. À la fin du siècle, peu de gens le savent, mais 40 % de la population mondiale va être africaine. Tout ça parce qu’ailleurs, ça décline, comme en Chine, très fortement, ou en Europe. Tandis que l'explosion démographique, elle, continue en Afrique, surtout en Afrique noire.

L'introduction de nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle ou les énergies renouvelables, devrait permettre aux Africains de franchir plusieurs étapes de développement. Potentiellement, cela pourrait affirmer leur position sur l’échiquier mondial. Si cela échoue, nous risquons d’assister à des flux migratoires massifs, d’abord à l’intérieur de l’Afrique, puis vers l’Europe.

La présentatrice : La gestion de l'eau également ?

Pierre Lellouche : La gestion de l'eau, bien sûr. Emmanuel Macron parlait des autoroutes de l'eau. La France a beaucoup de technologies à apporter dans ces domaines. Et en plus, les problèmes que vous avez au Maroc en matière d'eau et de sécheresse, nous allons les avoir en Europe, en France. Les Espagnols les ont déjà, mais en France, on va les avoir aussi. Et nous avons là aussi, curieusement, des expériences qui vont avoir lieu en Afrique, qui vont être précurseurs par rapport à ce qui va nous arriver en Europe. Le mix de la technologie européenne, de l'adaptation ici au Maroc et en Afrique, des solutions que les Africains vont trouver, vont aider demain l'Europe. Vous voyez, ça va se jouer des deux côtés, dans une relation qui peut être gagnant-gagnant. On a des entreprises en France qui savent gérer l'eau, qui sont les meilleures au monde. Mais enfin, l'expérience qui va être acquise au Maroc va aider beaucoup de pays africains et aussi demain l'Europe. Donc oui, ça c'est un vrai sujet.

La présentatrice : Merci Pierre Lellouche d'avoir été notre invité. Et merci à vous, c'est la fin de cet entretien.

VIDEO originale. Cliquez ici pour le lien vers l'interview : https://www.medi1tv.com/fr/episode/90803/MEDays-2024--Entretien-avec-Pierre-Lellouche-ex-ministre-fran%C3%A7ais-de-l%E2%80%99Europe

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