27 Janvier 2022
Depuis le début de la crise ukrainienne, il y a trois mois déjà, tout ou presque a été dit ou écrit sur les intentions de Vladimir Poutine : qu’il s’apprête à reconquérir l’Ukraine militairement, qu’il ne veut pas la reconquérir militairement et qu’il se contenterait peut-être d’une « incursion mineure » (Biden), ou encore qu’il chercherait à imposer à Kiev un gouvernement pro-russe, via des agents infiltrés ou recrutés localement (thèse du gouvernement de Boris Johnson). Au final, nombre de commentateurs et même de dirigeants politiques concluent que « personne ne sait ce qu’il va faire » et que lui aussi peut-être, ne le sait pas encore…
Le suspense, savamment maintenu par le silence du Tsar, et les chauds et froids successifs de ses ministres dans leurs déclarations à l’attention des Occidentaux, entretient une sorte de guerre des nerfs planétaire, qui est au cœur même de la diplomatie coercitive déployée par le Kremlin.
La méthode est simple :
-d’un côté un siège militaire, en bonne et due forme autour d’un pays, tout entier, encerclé de trois côtés, par des forces considérables ;
-de l’autre, une « offre » diplomatique en forme d’ultimatum faite aux États-Unis, et à eux seuls : la neutralisation de l’Ukraine et le départ des forces de l’OTAN des pays anciennement parties de l’ex-URSS (les Baltes) ou du Pacte de Varsovie d’avant 1991, le tout étant garanti par des traités juridiquement contraignants. A prendre ou à laisser, et vite…car il n’est pas question, a-t-on prévenu à Moscou de s’enliser dans des palabres.
Et tout cela dure depuis le 15 décembre, date de la remise surprise à Moscou, aux émissaires américains, des deux projets de traités conçus au Kremlin…
Le problème, bien sûr, est qu’un tel ultimatum est tout simplement inacceptable, et que Poutine le sait depuis le début. Même affaiblie, l’Amérique ne saurait s’y soumettre, sans sacrifier son rang de superpuissance et son réseau d’alliances dans le monde. C’est ce qu’elle vient de confirmer dans sa réponse écrite aux Russes.
Sauf à penser que Poutine serait soudainement habité par les mânes d’Adolf Hitler, et que ceci n’est qu’un dangereux « remake » de Munich ( ce que beaucoup craignent en Europe de l’Est ou en Scandinavie), et qu’effectivement, la Russie s’apprête à une guerre totale et longue d’invasion puis d’occupation de l’Ukraine, une autre lecture s’impose à l’esprit.
Et cette lecture peut se résumer dans une formule rendue célèbre par un ancien Premier Ministre Français : « laisser travailler la poutre » …
Avec sa diplomatie coercitive, Poutine a d’ores et déjà engrangé deux des trois objectifs qu’il s’était fixés :
-remettre la Russie au cœur des grandes affaires mondiales, à parité avec les États-Unis, et désormais avec le soutien public de l’autre Grand, la Chine.
-bloquer définitivement tout futur élargissement de l’OTAN, à l’Ukraine comme à d’autres anciennes possessions de l’ex-URSS. Après cette crise, cette cause-là est entendue, comme même certains milieux Républicains commencent à le dire à Washington.
Reste le troisième objectif, le plus important.
Et cet objectif, c’est évidemment l’Allemagne, l’indispensable pivot de tout système de sécurité sur le continent européen.
La dernière fois que les soviétiques avaient tenté de faire basculer l’Allemagne, c’était en 1979-83, pendant la longue et douloureuse bataille des euromissiles. Le but du déploiement soudain en Europe centrale, de missiles à moyenne portée capables de vitrifier l’Allemagne et l’Europe, mais non le territoire américain, était bien d’obtenir la neutralisation de l’Allemagne et si possible sa sortie de l’OTAN.
Quand les États-Unis cherchèrent à répondre par le déploiement de missiles de croisière Pershing II, également de portée intermédiaire, sur le territoire allemand, cette option créa une crise politique sans précédent en RFA. Des centaines de milliers d’allemands envahirent les rues des villes allemandes, des mois durant au cri de “mieux vaut Rouge que mort !”.
Derrière Egon Bahr, la majorité du parti social-démocrate confortablement installée dans “l’Ostpolitik”, se laissa gagner progressivement par l’idée d’une modification du statut de l’Allemagne, hors de l’OTAN. C’est l’époque où François Mitterrand s’adressant au Bundestag dénonça “ les missiles à l’Est, quand les pacifistes sont à l’Ouest” … La victoire d’Helmut Kohl début 83, sauva les Pershing et l’Allemagne dans l’OTAN. La suite, est connue : avec l’arrivée de Gorbatchev, Russes et Américains, sans consulter personne naturellement , se mirent d’accord sur la fameuse “option Zero“, l’élimination complète des Pershing et des SS20 dans le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (INF) de 1987.
Bis Repetita.
Le cœur de la diplomatie coercitive de Poutine est de tenter à nouveau de modifier la place et le rôle de l’Allemagne dans le système de sécurité européen.
La dépendance allemande au gaz Russe, symbolisée par Nord Stream II, les liens très étroits entre l’économie allemande et l’économie russe, ceux de l’Histoire, la proximité, pour ne pas dire plus, de certains ex dirigeants allemands avec le business russe et Poutine lui-même, sont autant de moyens que le Tsar met en œuvre à l’occasion de cette épreuve de force.
Et les résultats sont déjà là, car la poutre allemande travaille ! La coalition tout juste installée au pouvoir, est ouvertement divisée ; le chef d’état-major de la Marine a déjà dû démissionner pour avoir évoqué le « respect « que l’on doit à la Russie ; Berlin s’oppose à toute livraison d’armes à l’Ukraine, et a même poussé le ridicule jusqu’à offrir d’envoyer 5000 casques aux soldats ukrainiens … Comme si la guerre, si elle devait se produire, allait se jouer a coup de casques …
En fait, ce que cherche vraiment Poutine, au-delà de l’Ukraine, n’est rien moins que la reconfiguration de l’ordre européen, sans les Américains, bien sûr, mais surtout à partir de l’alliance économique, donc stratégique, avec l’Allemagne, une alliance qui sortira tout naturellement de cette épreuve de forces.
Berlin dépend de ses hydrocarbures mais lui, Poutine a besoin de l’industrie allemande, car son PNB dépasse à peine celui de l’Espagne : très insuffisant pour qui à Moscou regarde les perspectives des relations, demain, avec la Chine…
Rendre incontournable le partenariat économique et énergétique avec l’Allemagne, voilà qui mettra par terre et l’Alliance, et même, à terme, l’Union européenne.
C’est ce nouveau système de sécurité continental, avec en son cœur l’Allemagne, qui est la véritable ambition des Russes, bien plus que de prendre le risque d’une guerre très coûteuse, risquée même en politique intérieure. Une guerre qui de surcroît, ne ferait que redonner une nouvelle vie à une Alliance atlantique qui était jusque-là à la dérive (« brain dead »), car privée d’ennemi justement ! (formule de mon vieil ami Gueorgui Arbatov lors de la dissolution de l’ex-URSS en 1991: « nous allons vous rendre le pire des services possibles à vous, l’OTAN, nous allons vous priver d’ennemi »).
Dans ces conditions ce n’est pas la guerre qu’il faut craindre, mais le maintien de cet état de siège corrosif par ses conséquences sur la cohésion, non seulement atlantique, mais surtout européenne.
Tout va dépendre désormais du point de savoir de quel côté basculera le pivot Allemand.
Trois hypothèses :
–soit le maintien, mais de plus en plus problématique, dans un ensemble euro-Atlantique, qui n’intéresse plus vraiment les Américains et dont ils vont inévitablement tenter de se retirer, pour donner la priorité à la compétition avec la Chine ;
–soit le glissement vers une alliance qui ne dira pas son nom avec la Russie, consacrée dans l’énormité des relations économiques et énergétiques entre Berlin et Moscou, mais dans ce cas, apparaîtront les des fissures inexorables à l’intérieur de l’union européenne ;
–soit, parce que la France aura su et pu la convaincre, l’Allemagne cherchera à retrouver son ancrage à l’ouest, une sorte de retour à l’Europe Lotharingienne envisagée un temps, à la fin de la guerre, par de Gaulle lui-même, et que l’on retrouva en partie dans l’Europe des six, des premières années de la construction européenne.
En d’autres termes, le défi fondamental que pose Poutine à l’Europe n’est pas la guerre, mais la reconfiguration de l’ordre européen, avec de toutes façons, moins d’Américains, une OTAN affaiblie et des incertitudes fondamentales sur le devenir de la principale puissance économique et stratégique de l’Europe. Mais une puissance qui ne veut pas s’assumer comme telle jusqu’à présent, ni regarder en face la question centrale de son devenir et de son rôle en Europe, pour les raisons que chacun connaît.
Ce défi est fondamentalement un défi d’abord posé à la France.
Car la Grande-Bretagne elle, a comme d’habitude choisi l’Amérique et le grand large : Brexit +AUKUS … A ses risques et périls d’ailleurs…
Mais la France, elle, aura du mal à survivre dans un continent dominé par un condominium germano-russe, sauf à se résigner au rôle de satellite de ce nouvel ensemble.
Il est donc impératif, et ce devrait être la priorité première de la diplomatie française de concevoir un nouvel ordre européen alternatif à celui que cherchent à imposer les Russes. En arrimant l’Allemagne à l’Ouest, c’est-à-dire d’abord à la France, au sein une Europe qui sera elle-même m probablement très différente, car réduite en nombre, mais beaucoup plus dense politiquement et stratégiquement.
Vaste programme aurait dit le Général …