27 Mars 2022
Alors que la guerre d’Ukraine vient d’entrer dans son deuxième mois, il est devenu presque inconvenant, dans le climat d’escalade émotionnelle qui domine à présent, de regarder en face les causes de ce conflit, ne serait-ce que pour préparer les bases d’une solution diplomatique à ce conflit : statut de neutralité pour l’Ukraine, en échange de garanties de sécurité.
Cette guerre n’est pourtant qu’une répétition de plus, dans l’histoire de l’humanité, du fameux piège de Thucydide survenu il y a 2500 ans au cours de la guerre du Péloponnèse. L’historien athénien avait compris que « la cause la plus vraie, et aussi la moins avouée de la guerre, c’est à mon sens que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacedémoniens, les contraignant ainsi à la guerre ».
Comme l’Ukraine chercha à se tourner vers l’Occident à partir de 2014, Corcyre était passée en 433 avant notre ère, après une guerre civile, du camp de Sparte à celui d’Athènes. Et la poussée impériale d’Athènes conduisit Sparte à la guerre.
Mais à présent, cette question de savoir s’il était sage pour les Occidentaux de choisir d’élargir l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie en y incluant l’Ukraine, que les Russes considèrent comme le cœur de leur civilisation, n’est même plus d’actualité. Seule compte la culpabilité personnelle de Poutine, la nature profondément nuisible de son régime, et la punition qui doit leur être infligée.
Réflexe compréhensible au demeurant.
Après tant de semaines de bombardements, tant de victimes civiles innocentes, de milliers de familles décimées ou contraintes à l’exode, le tout étant vécu chaque jour en direct en Occident, par la magie du smartphone et de l’Internet, cette guerre est entrée dans une phase presque exclusivement émotionnelle, voire irrationnelle, obérant gravement les chances d’une sortie de crise dans un avenir proche.
Poutine, ayant raté son plan initial de renversement rapide du régime à Kiev, se trouve désormais englué, sans gloire, dans une guerre sale contre les villes, un urbanicide, qui rappelle Grozny, Alep, sans parler de Stalingrad et de Berlin au cours de la deuxième guerre mondiale. Et pour justifier ce long combat fratricide, Poutine rejoue « la grande guerre patriotique » à la mode de Staline : il s’agit ni plus ni moins que d’en finir définitivement avec « les nazis » ukrainiens accusés de détruire eux-mêmes leurs propres villes (!), comme il s’agit aussi de « purifier » le peuple russe en éliminant les traîtres, les corps étrangers, comme « on recracherait un insecte tombé dans sa bouche »...
À ce délire de propagande moscovite, digne des pires heures de la Guerre froide, répond désormais une escalade verbale tout aussi irrationnelle du côté des Occidentaux et des Américains surtout : « boucher », « dictateur meurtrier », « criminel de guerre », qui ne saurait « au nom de Dieu rester en place » : les imprécations guerrières à répétition de Biden ne laissent plus la moindre place à une issue négociée. La guerre d’Ukraine est présentée comme « la bataille entre démocratie et autocratie, entre liberté et répression… Seul Poutine est coupable, point ». Mais si la place d’un criminel de guerre est à Nuremberg, ou à La Haye, qui ira jusqu’à Moscou obtenir sa capitulation sans conditions ?
C’est à ce point que l’irrationnel rejoint la mauvaise conscience, chez tous les gouvernements occidentaux. Car si Poutine est « fou », s’il est un criminel, il n’est pas non plus question de lui faire la guerre, sauf par le biais de sanctions économiques, elles-mêmes savamment calibrées pour ne pas trop faire souffrir les Européens en manque de gaz et de pétrole. Certes, des armes sont livrées mais sans la moindre chance de permettre aux Ukrainiens de renverser le rapport de forces sur le terrain, face à l’énormité de la machine militaro-industrielle russe.
C’est là qu’intervient le troisième acteur de cette pièce : le maître en émotions que s’est révélé être Volodymyr Zelensky, le président de l’Ukraine totalement inconnu il y a deux mois en Occident. Il suffit que Zelensky apparaisse sur un écran, pour que parlementaires et chefs d’États partout dans le monde occidental, se lèvent comme un seul homme et proclament leur soutien indéfectible à la vaillante Ukraine… À l’exception bien sûr, de livrer des armes offensives, et encore moins de l’aider militairement.
Dans pareil contexte, tout indique que le pire est encore à venir. L’émotion est telle parmi les Occidentaux, qu’aucun gouvernement n’osera faire pression sur Zelensky pour qu’il accepte une forme de finlandisation, voire de partition, susceptible d’amener la fin des combats. Zelensky lui-même a fini par convaincre son peuple que la victoire est à portée de main, que la Russie peut être vaincue. Prisonnier de sa propre propagande, il ne pourra rien céder sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine et encore moins accepter un régime de semi-liberté, à l’ombre de la Russie. Quant à Poutine, il ne peut pas, sans risquer son poste et même sa peau, reculer à ce stade et se retirer la queue entre les jambes après une semi-défaite en Ukraine. Il préférera casser l’Ukraine, faire de Marioupol et de Kharkiv de nouveaux Grozny, jusqu’à ce que celle-ci se rende et accepte une probable partition, qui donnerait à la Russie, en plus de la Crimée, le Donetsk et probablement la quasi-totalité de la rive nord de la mer Noire.
Malheureusement, il faut donc craindre que le pire soit encore devant nous. Thucydide n’avait pas prévu l’avènement du smartphone et de la politique de l’émotion de masse.