Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
13 Mars 2025
Aujourd’hui oublié, l’immense historien que fut Jacques Bainville, analysant en 1920 le traité de Versailles à peine signé, avait eu cette intuition funeste – hélas vérifiée par la suite : que « les chirurgiens de Versailles referment le ventre de l’Europe sans avoir vidé l’abcès ». L’abcès, c’était à l’époque le revanchisme allemand, conforté par des armées allemandes que l’on laissa repasser le Rhin les armes à la main, après avoir dévasté le Nord-Est de la France, aggravant ainsi le déséquilibre entre « une Allemagne qui restait unie dans une Europe morcelée ».
Quant au remède, la fameuse garantie de sécurité contre la résurgence du péril allemand, Clemenceau et les négociateurs français l’avaient cherchée en vain du côté de Londres et surtout de Washington, avant qu’en « le plus puissant des hommes ne se trouvât désavoué par son Sénat souverain »…
Un siècle plus tard, l’Europe a de nouveau rendez-vous avec son histoire… et avec les errements de la puissance américaine. Car, une fois encore, tout tourne autour de la question des garanties de sécurité, cette fois en faveur de l’Ukraine.
L’histoire bégaie : comment éviter de répéter l’erreur de Versailles ? Comment empêcher Trump et Poutine de bâcler la paix en Ukraine, alors que ni l’un ni l’autre ne veulent s’engager dans des garanties de sécurité nécessaires à une paix durable ? Trump veut sortir du bourbier européen à tout prix et le plus vite possible, tandis que Poutine n’a nullement renoncé à conserver l’Ukraine sous son influence.
Mais alors, qui pour remplacer l’Amérique ? L’Union européenne, qui n’a nulle compétence en la matière, malgré l’agitation de Mme von der Leyen ? Une force expéditionnaire franco-britannique déployée en Ukraine après un éventuel cessez-le-feu, comme l’ont évoqué Macron ou Starmer, mais avec une indispensable protection américaine ? Cette option a déjà été réfutée, à la fois par Trump et Poutine, qui tous deux y voient – à juste titre d’ailleurs – une otanisation déguisée de l’Ukraine…
Avec l’arrivée de Trump, derrière l’agitation confuse des sommets à répétition, c’est une véritable course contre la montre qui semble désormais s’être engagée. D’un côté, Américains et Russes ont déjà entamé leurs retrouvailles dans la lointaine Riyad, sans l’Europe et sans l’Ukraine… Ils préparent activement un Yalta II, entre Trump et Poutine.
Ces deux-là s’apprêtent à refermer le ventre ukrainien, qui est aussi celui de l’Europe, sans s’embarrasser des abcès qui y demeureront. À commencer par un nationalisme férocement antirusse du côté de Kiev, et plus encore de Lviv, qui n’acceptera jamais l’amputation d’une Ukraine de surcroît dévastée par la guerre. Tandis que de l’autre côté, ce qui sera présenté comme une « victoire » par le Kremlin alimentera la vieille pulsion impériale russe : « l’Occident collectif », comme dit Poutine, ayant été vaincu avec son protégé ukrainien.
Et si l’abcès devait à nouveau s’infecter ? Trump n’en a cure. Il a, assure-t-il, « la parole de Poutine ». Garantie d’insécurité maximale, à coup sûr.
De l’autre côté, les Européens se retrouvent seuls, sidérés et paniqués à la fois, face à l’Ukraine – une question qu’ils avaient soigneusement éludée depuis l’indépendance du pays il y a trente-quatre ans. Face à une Amérique trumpiste qu’ils se mettent à détester. Et face à une Russie, surtout, qu’Emmanuel Macron désigne désormais comme la « menace », en vérité l’ennemie de la France et de l’Europe, car la Russie, dit-il, « ne s’arrêtera pas » après l’Ukraine…
Conclusion : il faut donc réarmer, et vite.
Un défi vertigineux pour une Europe vieillissante, dont l’ADN était, depuis des décennies, de fuir toute guerre, toute responsabilité.
Le réveil est brutal, mais potentiellement salutaire aussi. Car la dissuasion de la Russie n’est nullement hors de portée des principales puissances européennes – quatorze fois plus riches –, à condition que celles-ci décident enfin de cesser de se payer de mots pour réarmer ensemble, de façon coordonnée. Non pas dans le cadre bureaucratique de l’Union européenne, mais au sein d’une Union pour la Défense de l’Europe (UDE), regroupant les principales nations européennes, elle-même adossée à des forces nucléaires françaises et britanniques puissamment renforcées.
Cela suppose que l’argent soit rapidement trouvé et surtout investi dans nos industries de défense européennes, et que le service militaire soit rétabli…
Le problème, c’est qu’un tel réarmement, même s’il était décidé aujourd’hui, ne produira ses effets que dans cinq à dix ans. D’ici là, il est à craindre que le ventre ukrainien ne soit refermé à la va-vite par Trump et Poutine, et que nous n’ayons qu’à en subir les conséquences…
Pierre Lellouche
Tribune – Valeurs Actuelles, 5 mars 2025