21 Avril 2022
Stefan Zweig commença à écrire ses Souvenirs d’un Européen en 1934. Il posta son manuscrit à son éditeur le 21 février 1942, la veille même de son suicide, dans son exil brésilien de Petropolis. C’était il y a 80 ans, presque jour pour jour, avant l’invasion russe de l’Ukraine.
Zweig avait été le témoin du premier suicide de l’Europe au XXe siècle. Le second lui était devenu insupportable.
La nouvelle tragédie européenne que nous vivons depuis deux mois, sans en connaître encore l’issue, nous renvoie à ce texte prémonitoire, avec cette question lancinante : et si le pire était encore devant nous ?
Zweig écrit : « Cela reste une loi immense de l’Histoire qu’elle interdit précisément aux contemporains de discerner dès le début les grands mouvements qui déterminent leur époque ».
Un peu plus loin, dans ce même livre-testament, ce sont ces lignes incroyablement actuelles, si l’on veut bien remplacer l’Empire Austro-Hongrois par les mots « Union européenne ». Je le cite :
« Si je cherche une formule commode qui résume l’époque antérieure à la Première Guerre mondiale (lire Troisième Guerre mondiale) dans laquelle j’ai été élevé, j’espère avoir trouvé la plus expressive en disant : c’était l’âge d’or de la sécurité. Tout, dans notre monarchie autrichienne, (lire Union européenne) semblait fondé sur la durée… Tout, dans ce vaste empire, demeurait stable et inébranlable… Personne ne croyait à des guerres, à des révolutions, et à des bouleversements. Tout événement extrême, toute violence, apparaissait presque impossible dans une ère de raison ».
Il y a encore deux mois, dans notre « ère de raison à nous », personne ne croyait au retour de la guerre en Europe et encore moins à ces images de villes détruites, semblables à Stalingrad ou à Dresde, à ces interminables convois de réfugiés, à ces souffrances indicibles, à ces cadavres de civils éparpillés dans les rues de Bûcha ou de Marioupol, ou broyés sous les décombres des immeubles bombardés.
Aujourd’hui, même si personne, comme en 1914, ne la souhaite, ni même n’ose l’évoquer, le spectre d’une escalade générale est pourtant bel et bien là.
Forcée à la retraite devant Kiev, humiliée par le naufrage de son croiseur amiral, le Moskva, devant Odessa, l’Armée russe entend ces jours-ci prendre sa revanche dans le Donbass, que Poutine veut conquérir. Nul ne sait à ce stade si il y parviendra, ou s’il décidera de franchir un nouveau barreau de l’escalade : mobilisation générale ou emploi d’armes chimiques ou nucléaires tactiques.
Autour de lui, ses conseillers, tels Sergueï Karaganov, annoncent froidement « qu’il ne peut pas perdre ». Que la Russie ira jusqu’au bout. « L’opération militaire spéciale » annoncée il y a deux mois vire à la « guerre par procuration contre l’OTAN », entend-on chez certains commentateurs russes, y compris à la télévision.
Il y a plusieurs semaines déjà, Poutine a ordonné la mise en alerte de ses forces nucléaires, intimant ainsi aux Occidentaux de se tenir à l’écart du conflit.
Mais cette forme de dissuasion agressive a échoué : les armes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus lourdes, affluent des États-Unis et d’Europe vers l’Ukraine, accompagnées de sanctions économiques sans précédent, et d’une escalade croissante dans les invectives anti-Poutine : « boucher, criminel de guerre, criminel contre l’humanité, génocidaire... ».
Tout en répétant qu’ils « ne sont pas en guerre contre la Russie », les Occidentaux, Américains en tête, sont désormais clairement engagés dans le conflit par leurs livraisons d’armes, mais également par le renseignement militaire et surtout le cyber. Le tout sur un arrière-fond où le président Zelensky, passé maître en la matière, et jouant de la mauvaise conscience des opinions publiques contre leurs gouvernants, ne cesse d’exiger et d’obtenir des moyens militaires supplémentaires, à la seule exception de l’entrée directe des soldats de l’OTAN en Ukraine.
Mais alors, jusqu’où ira ce conflit et jusqu’à quand ?
À l’Est, la Pologne et les Baltes, soutenus par la Grande-Bretagne, veulent carrément aider Kiev à gagner cette guerre et bouter les Russes hors des frontières ukrainiennes. À Washington, l’administration Biden reste totalement silencieuse quant à ses buts de guerre : elle fera, dit-on là-bas, « ce que souhaiteront les Ukrainiens ». Berlin de son côté est aux prises avec sa dépendance gazière et à Paris, Macron est bloqué par sa campagne électorale.
Comment dès lors en sortir, alors que chacun se comporte comme les somnambules décrits par Christopher Clark : « Où que nous jetons le regard dans cette Europe de l’après-guerre, nous rencontrons cette légèreté désinvolte. En ce sens les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes, mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde ».
(Les Somnambules : été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, 2013, champs histoire)
ALLER PLUS LOIN
Stefan Zweig est né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, au sein d'une famille aisée d'origine juive. Il a grandi dans un environnement laïc. C'était un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien renommé. Zweig est décédé le 22 février 1942 à Petrópolis, au Brésil. Son œuvre littéraire, notamment "Le Monde d'hier", a marqué la littérature par sa profondeur et sa capacité à captiver les lecteurs
Plusieurs événements historiques ont profondément influencé l'œuvre de Stefan Zweig. Parmi ces événements figurent l'assassinat de l'archiduc d'Autriche à Sarajevo en 1914, qui a marqué le début de la Première Guerre mondiale, ainsi que la montée au pouvoir d'Hitler en 1933. La persécution des juifs et les tensions en Europe ont plongé Zweig dans une profonde dépression, impactant son travail littéraire. Ces contextes historiques ont façonné le contenu et le ton de ses écrits, reflétant les bouleversements et les tragédies de son époque.
Citations:
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Stefan_Zweig
[2] https://www.babelio.com/auteur/Stefan-Zweig/1963
[3] https://www.lumni.fr/article/biographie-et-chronologie-de-stefan-zweig
[4] https://www.theses.fr/2018PESC0081.pdf