Les Chantiers de la Liberté

Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.

Les somnambules de 2022

 

Les somnambules de 2022

À la fin de son formidable ouvrage sur les origines de la Première Guerre mondiale, Christopher Clark écrit :

« Où que nous jetons le regard dans cette Europe de l'après-guerre, nous retrouvons cette légèreté désinvolte. En ce sens, les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes, mais aveugles à la réalité des horreurs qu'ils étaient sur le point de faire naître dans le monde. »

(« Les Somnambules, été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre », 2013, Champs, Histoire.)

Alors que la guerre en Ukraine entre dans son troisième mois, que face à la violence impitoyable de Poutine, les démocraties viennent d'ajouter à des sanctions économiques massives, une aide militaire qui ne l'est pas moins, s'impliquant chaque jour davantage dans le conflit, et ce, malgré les menaces nucléaires répétées des autorités russes, cette phrase s'impose à l'esprit, sinon comme prémonitoire, du moins comme une interrogation qui mérite d'être posée.

Et si les dirigeants du monde de 2022 se comportaient, sous nos regards crédules ou impuissants, exactement comme leurs prédécesseurs d'il y a un siècle ? À l'époque, aucun d'entre eux ne voulait s'engager dans une guerre mondiale ; aucun ne le souhaite aujourd'hui. Mais tous semblent y dériver, d'erreurs de calcul en erreurs de calcul, irrésistiblement, « sans voir les horreurs qu'ils sont en train de faire naître dans le monde ». Le tout, naturellement, au nom des meilleures intentions.

D’ores et déjà, ce qui devait être une « opération militaire spéciale » de quelques jours, une deuxième Crimée en quelque sorte, dans l'esprit de son concepteur, s'est transformée en un tragique remake des horreurs de la Seconde Guerre mondiale : des villes rasées, des millions de réfugiés, des milliers de civils massacrés, le tout sans le moindre succès décisif sur le terrain pour l’envahisseur. L'erreur de calcul, monumentale, est et restera, de proportion historique. Non seulement l'armée de Poutine a été contrainte d'abandonner Kiev, mais elle a subi de lourdes pertes (25 % de ses effectifs, disent les experts), parfois humiliantes, comme le naufrage du croiseur Moskva. Mais alors que cette armée tente de reprendre l’initiative dans le Donbass, la guerre, elle, s'internationalise, et prend une toute autre tournure, débordant largement hors des frontières de l'Ukraine.

D'abord par l'ampleur des sanctions économiques contre la Russie, qui touchent, et toucheront de plus en plus, l'ensemble de l'économie mondiale, s'ajoutant à la pandémie de Covid : ralentissement des échanges et de la croissance, poussée inflationniste, sans parler des effets sur la crise énergétique et la crise alimentaire qui en découlent déjà. Des mesures sans précédent ont été prises pour geler la moitié des réserves de change de la Russie, et désormais pour confisquer les biens privés d'oligarques russes en vue d'en transférer le produit financier à l'Ukraine. Des procédures pour crimes de guerre sont activement préparées contre l'agresseur.

La Russie, elle-même, est déjà devenue un État paria, une sorte de Tchernobyl radioactif géant, comme le dit Ivan Krastev, avec laquelle il est hors de question d'avoir le moindre contact économique ou autre, du moins tant qu'elle sera dirigée par un « boucher », « un criminel de guerre », « un génocidaire », « qui ne saurait rester au pouvoir » (dixit Biden).

Militairement, la guerre menace de s'étendre à la Transnistrie, voire à la Moldavie ou aux Balkans (via la Republika Srpska en Bosnie), comme elle s'étend déjà en territoire russe après plusieurs frappes ukrainiennes de l'autre côté de la frontière, des frappes vigoureusement encouragées comme un acte de légitime défense par le gouvernement de Londres… De leur côté, Suédois et Finlandais, semblent prêts à abandonner leur neutralité, et envisagent d'intégrer l'OTAN…, l'OTAN dont les élargissements successifs étaient précisément jugés comme insupportables par Poutine…

Mais surtout, les Américains, entraînant derrière eux les alliés occidentaux, ont engagé ces derniers jours, une stratégie résolument proactive, voire offensive, dans le conflit ukrainien.

Il ne s'agit plus, comme dans les phases initiales du conflit, de se borner à sanctionner économiquement la Russie, tout en aidant (un peu) l'Ukraine par des livraisons d'armes « défensives » (missiles anti-chars et anti-aériens), mais de faire en sorte que l'Ukraine GAGNE cette guerre, en obtenant le retrait des forces russes de son territoire. Pour cela, il faut lui permettre de l'emporter dans le Donbass, au moyen de livraisons d'armes lourdes : chars, artillerie à longue portée, hélicoptères, drones et même avions de combat d'origine soviétique en pièces détachées…

Un revirement spectaculaire pour qui se souvient que sous l'administration Obama, Anthony Blinken avait refusé en 2016-17, de livrer des missiles anti-chars Javelin, sous prétexte que Moscou en livrerait le double aux séparatistes du Donbass. Des Javelin que par la suite, Trump accepta de livrer, mais seulement en échange de l'ouverture de poursuites par le président Zelensky, contre le fils de son rival, Hunter Biden, supposément compromis auprès d'entreprises gazières en Ukraine… La carambouille, révélée par la presse, en dit long sur le sérieux de la stratégie américaine à l'égard de ce pays depuis de nombreuses années…

Revirement aussi par rapport à l'attitude adoptée au début de cette année par l'administration Biden qui, tout en annonçant l'imminence de l'invasion russe, proclamait qu'elle n'avait aucune intention de se mêler de ce conflit et qu'elle retirait même tous ses conseillers militaires d'Ukraine : pas question disait alors le président Biden de « risquer une troisième guerre mondiale »… Même attitude du côté européen. Dans la première phase de la guerre, l'Allemagne offrait timidement de faire don de 5000 casques : elle en est aujourd'hui à livrer des chars anti-aériens Gepard, tandis que les moyens lourds affluent de tous côtés, Australie comprise…

C'est que, au bout de deux mois de guerre, l'administration Biden semble avoir complètement changé de stratégie, puissamment encouragée par les faiblesses de l'envahisseur russe, et l'émotion intense suscitée en Occident par les exactions de l'armée russe, à Boutcha et Marioupol notamment. D'où la décision sans précédent de dépêcher à Kiev, zone de guerre, directement, face à l'autre superpuissance nucléaire, non seulement son ministre des Affaires étrangères, mais également son ministre de la Défense, Lloyd Austin. Lequel en profita pour énoncer une nouvelle doctrine : « affaiblir la Russie à tel point qu'elle ne serait plus capable de se livrer à une nouvelle agression du même genre »…

Dans la foulée, le même Austin convoqua une sorte de conseil de guerre qui ne dit pas son nom, sur la base américaine de Ramstein en Allemagne, réunissant autour de la table 40 pays, les membres de l'OTAN, bien sûr, mais également Israël, le Qatar, le Japon, l'Australie…, l'objectif étant de coordonner l'aide militaire à l'Ukraine dans la durée. La guerre s'installe donc pour longtemps, le président Biden annonçant au lendemain de la réunion de Ramstein quelques 30 milliards de crédits supplémentaires pour l'Ukraine, dont 20 seront consacrés à l'aide militaire, en plus des près de 4 milliards déjà déboursés - soit le double du budget d'équipement annuel de toute l'armée française, nucléaire compris…

Si la précaution affichée reste la même : éviter d'entrer directement en guerre contre la Russie, le but de guerre lui, est désormais clair : aider les Ukrainiens à gagner cette guerre et donc à infliger une défaite retentissante, à la fois militaire et politique, à la Russie de Poutine et à son régime.

Les Américains semblent avoir redécouvert la sentence de Zbigniew Brzezinski de mars 1994, dans laquelle l'ancien conseiller de Jimmy Carter, fin connaisseur de l'Europe centrale, affirmait : « Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire. Mais avec une Ukraine sous son influence ou sous sa domination, la Russie, automatiquement, redevient un empire ».

Dans l'environnement stratégique de 2022, dominé par la montée en puissance de la Chine, la sentence prend une dimension plus lourde encore. « La défaite de la Russie en Ukraine », écrit par exemple Andrew Michta, supprimerait la menace d'une alliance sino-russe et donc d'une confrontation sur « deux fronts » qui pèse sur les États-Unis. Elle permettrait aussi de reconstruire la crédibilité du leadership américain dans le monde, après les revers afghans et moyen-orientaux des deux dernières décennies ; elle consacrerait aussi la puissance retrouvée de l'OTAN avec une Europe enfin réarmée, tout en permettant aux États-Unis de se concentrer entièrement sur la région Asie-Pacifique.

Il s'agit donc de profiter de l'erreur de calcul de Poutine pour dégrader la machine militaire russe et l'empêcher d'être à nouveau une menace pour le continent européen, dans lequel les Américains n'ont aucune intention de rester éternellement, obsédés qu'ils sont, à juste titre d'ailleurs, par la rivalité principale du XXIe siècle qui les oppose à la Chine.

Entre-temps, Washington exportera son gaz liquéfié à l'Europe à la place du gaz russe, et le réarmement européen profitera à plein à l'industrie militaire américaine, le tout sans que les Américains n'aient à subir l'afflux de réfugiés, ni craindre une éventuelle extension de la guerre sur son propre sol… Le raisonnement, impeccable en apparence, est de surcroît puissamment légitimé par l'émotion suscitée par les images atroces de cette guerre toute proche, par la morale bien sûr, et comme le rappelle Biden, par le respect des règles internationales (« rules based order »)… Malgré quelques hésitations ici ou là, (Olaf Scholz, par exemple en Allemagne) les Européens, à l'instar du Président du Conseil Européen, Charles Michel, se sont ralliés à cette stratégie : « Nous ferons tout pour assurer que l'Ukraine gagne cette guerre »…

Position, qui n'est cependant pas partagée par nombre de grands pays comme l'Inde, la Chine, les Pays du Golfe et bien d'autres en Afrique ou ailleurs, qui représentent plus de la moitié de l'humanité, et qui ont quelques doutes sur la sagesse autoproclamée de l'Occident…

Toute la question désormais de savoir comment va réagir Poutine.

Dès le début de son invasion de l'Ukraine, le tsar de Moscou avait prévenu les Occidentaux de rester à l'écart, agitant la menace d'une escalade nucléaire, allant même jusqu'à mettre ses forces stratégiques en alerte, puis en procédant à un essai d'un nouveau missile intercontinental, Sarmat.

À plusieurs reprises ces derniers jours, le président russe et son ministre des Affaires étrangères ont réitéré leurs mises en garde, comme pour justifier après coup une éventuelle escalade. « La menace d'un conflit nucléaire est considérable et ne saurait être sous-estimée » (Lavrov) ; « ceux qui menaceraient la Russie de façon inacceptable, c'est-à-dire par nature stratégique, se verraient confrontés à une réaction aussi rapide que l'éclair au moyen d'instruments que seule la Russie est en mesure de disposer » (Poutine). D'autres responsables russes renvoient à la doctrine militaire russe qui évoque le concept « d'escalade pour la désescalade », à savoir l'emploi d'armes nucléaires tactiques face à des forces conventionnelles qui feraient peser une menace vitale sur le pays...

En ligne de mire, bien entendu, la montée en puissance des livraisons d'armes occidentales à l'Ukraine. Une note a même été déposée au Département d'État par l'ambassadeur russe à Washington, Anatoli Antonov, prévenant que « les livraisons d'équipements sensibles conduiraient à des conséquences imprévisibles ».

Biden a jugé tout cela comme des « paroles en l'air » irresponsables (saber rattling), imité en cela par nombre de responsables occidentaux, y compris le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, lequel considère qu'il s'agit là de simples « manœuvres d'intimidation » qu'on ne saurait prendre au sérieux...

« Poutine bluffe » clame lui aussi Michael McFaul, ancien ambassadeur à Moscou. « La défaite de Poutine est possible si le monde libre s'engage pleinement pour la victoire » ajoute l'influent sénateur républicain Lindsay Graham...

Cette opinion est relayée par l'immense majorité des commentateurs, souvent auto-proclamés, qui s'expriment sur le sujet à longueur de plateaux télé : « Poutine n'osera jamais briser le tabou nucléaire en place depuis 77 ans ». Un éminent professeur, Gideon Rose, écrit dans la prestigieuse revue Foreign Affairs que l'Ukraine n'est aucunement différente de la Corée, du Vietnam ou de l'Afghanistan. Les superpuissances se sont maintes fois combattues par personne interposée (proxy) pendant la Guerre froide, livrant des centaines de tonnes d'armes, faisant tuer des milliers de soldats américains ou soviétiques, sans jamais en venir à l'emploi des armes nucléaires.

Un tel optimisme n'est cependant pas partagé par tous.

Pour le respecté directeur de la CIA, William Burns, « aucun d'entre nous ne peut écarter la menace qui résulterait du recours potentiel aux armes nucléaires tactiques de faible puissance par un pouvoir russe acculé ».

Car l'Ukraine pour Poutine, n'est ni la Corée, ni Cuba, ni l'Afghanistan : l'Ukraine, c'est la Russie ! Et lui, Poutine, qui n'a jamais accepté l'effondrement de l'empire où il a grandi, et encore moins son humiliation par l'Amérique, comme il l'a indiqué dès 2007 dans son discours de Munich. Poutine ne peut pas perdre. Encore moins à 70 ans, et après 22 années au pouvoir... La Russie non plus ne peut pas perdre, même si elle doit en payer un prix exorbitant.

On parle beaucoup du 9 mai, ces jours-ci, de la célébration prévue sur la Place Rouge de la Grande guerre patriotique contre le nazisme. L'on sait moins que du 12 au 28 mai 1942, il y a 80 ans exactement, l'Armée Rouge subit la pire défaite de son histoire face aux Allemands, lors de la troisième bataille de Kharkov - Kharkiv et le Donbass où l'on se bat précisément aujourd'hui. Pas moins de 266 927 soldats soviétiques furent mis hors de combat, contre 20 000 Allemands. Il faudra au total 6 batailles de Kharkov, avant que les Russes ne l'emportent enfin en août 1943. Kharkov : la ville la plus disputée du conflit germano-soviétique, et même selon l'historien Jean Lopez, de toute la Seconde Guerre mondiale...

Dans ces conditions, et avec cette histoire, la défaite n'est simplement pas une option, comme l'écrit l'un des conseillers du Tsar, Sergueï Karaganov.

De plus, contrairement à l'Union Soviétique de la Guerre froide, la Russie de Poutine ne connaît qu'un seul pouvoir : Poutine lui-même. Et aucun contre-pouvoir : ni Politburo, ni Comité Central. Poutine est seul...

Depuis Hiroshima, chacun d'entre nous sait qu'il ou elle vit à l'ombre d'une menace nucléaire pesant chaque jour au-dessus de nos têtes. Une menace qui pourrait nous réduire en cendres en quelques secondes. Les scénarios d'échanges nucléaires envisagent 91 millions de morts dans les premières minutes d'un conflit... Mais précisément, cette perspective est tellement énorme, qu'elle en devient inconcevable, et par conséquent impossible à regarder en face, comme une hypothèse possible. Pourtant, nous n'avons jamais été aussi près d'une telle catastrophe depuis Hiroshima. Ce drame est désormais envisageable, sinon probable.

Faut-il donc jouer l'avenir de millions d'êtres humains sur ce Continent, voire au-delà, sur un simple pari : que Poutine bluffe ?

L'avenir de l'Europe se jouerait-il sur une partie de poker ?

La nouvelle stratégie américaine de livraisons massives d'armes et d'assistance militaire à l'Ukraine, outre son aspect moral incontestable, offre un avantage non exploité jusqu'ici : servir de monnaie d'échange pour obtenir de Poutine un cessez-le-feu et l'ouverture de négociations pour en finir avec cette guerre. Il faut le faire sans tarder.

L'obsession du Général de Gaulle, qui a dicté toute sa politique pendant la guerre froide, et particulièrement vis-à-vis de l'OTAN, était d'éviter à tout prix de voir la France entraînée dans un conflit atomique qui serait décidé sans nous, et que nous n'aurions aucun moyen de contrôler.

Le moment est venu de nous poser lucidement ce genre de questions. Une guerre longue, comme on nous y invite, est-elle vraiment de notre intérêt, y compris sur le plan économique ? Sommes-nous sûrs que nous contrôlons vraiment l'escalade, que l'adversaire (car il s'agit bien désormais de notre adversaire) partage notre conception, disons élastique, de la « co-belligérance » ? Sommes-nous pareillement confiants dans notre capacité d'éviter, si la guerre s'installe dans la durée, un dérapage impliquant un pays de l'Alliance, entraînant une escalade nucléaire ? Faudra-t-il vraiment attendre un tel choc pour que les uns et les autres acceptent de se remettre sérieusement à la table de négociation ?

Cette guerre n'aura pas de solution militaire. Le rôle de la France doit être de rechercher la désescalade et d'aboutir au plus vite à un règlement négocié. Il y va cette fois de la survie de l'Europe.

POUR ALLER PLUS LOIN

Gideon Rose est un commentateur politique et économique américain, ancien rédacteur en chef de Foreign Affairs et membre du Council on Foreign Relations. Il a été éditeur de Foreign Affairs et a travaillé au Conseil de sécurité nationale. Rose est également l'auteur de plusieurs ouvrages sur la politique étrangère américaine. Il est né en 1963, a obtenu son B.A. à Yale University et son Ph.D. à Harvard University. En 2010, il est devenu rédacteur en chef de Foreign Affairs, puis a rejoint le think tank du Council on Foreign Relations pour écrire un livre en 2021.
Livre de Gideon Rose

Partager cet article

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article