24 Octobre 2024
Vous soutenez que la guerre en Ukraine aurait pu être évitée si l’on avait écouté les avertissements répétés des Russes depuis trente ans. Qui tenez-vous pour responsable de l’échec des efforts de paix ?
En premier lieu, les Américains, même si les Européens ont aussi leur part de responsabilité. Après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, George Bush père et François Mitterrand estimaient que Kiev devait absolument rester dans le giron russe. Les deux hommes ont d’ailleurs poussé pour que l’Ukraine accepte d’abandonner son arsenal nucléaire soviétique. Ensuite, nous avons voulu nous rapprocher de l’Ukraine sans prendre au sérieux les menaces de Poutine liées à l’élargissement de l’Otan vers l’Est. Par manque de cohérence, les Européens ne se sont pas réarmés, tout en continuant à se gaver de gaz russe.
George Bush fils voulait élargir l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie. Toutefois, ce n’était pas le cas de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel, bien conscients de la ligne rouge que cela représentait pour Poutine. Considérez-vous que les Américains ont une part de responsabilité écrasante dans le déclenchement du conflit en Géorgie, puis en Ukraine ?
Oui. À l’époque, le président géorgien, Mikheil Saakachvili, a cru comprendre que les Américains allaient lui permettre de reprendre l’Ossétie du Sud et d’intégrer l’Otan, ce qui a finalement conduit à la guerre russo-géorgienne de 2008, perdue par Tbilissi. Après l’invasion de l’Ukraine, Joe Biden a, cette fois aussi, décidé de ne rien faire, à part annoncer des sanctions économiques, persuadé, comme les Russes, que l’affaire serait pliée en trois jours. Mais Kiev a résisté héroïquement, suscitant un fort soutien des opinions publiques. Porté par les succès de son armée, Zelensky a voulu pousser la situation à son avantage, encouragé par Boris Johnson, qui s’est opposé à tout compromis avec la Russie. Johnson porte ainsi une lourde responsabilité dans l’échec des négociations entre Kiev et Moscou, de février à avril 2022.
Alors que la situation sur le terrain se dégrade du côté ukrainien, quelles sont, selon vous, les bases d’une reprise des négociations entre Kiev et Moscou ?
Poutine veut la neutralité de l’Ukraine car il estime que ce territoire fait partie de la zone d’influence russe. In fine, il faudra aboutir à un partage territorial du pays, tout en garantissant l’entrée de Kiev dans l’Union européenne, ce que les Russes avaient déjà accepté. En outre, les Américains ne veulent plus de l’Ukraine dans l’Otan. Washington a opéré un basculement vers la Chine et souhaite laisser le fardeau aux Européens. Ces derniers, par manque de volonté et d’argent, auront bien du mal à intégrer un pays économiquement ruiné et surmilitarisé. Toutefois, le pire serait de refermer la plaie en y laissant l’infection.
Vous parlez de l’axe Pékin-Téhéran-Moscou-Pyongyang comme le "syndicat des dictatures anti-occidentales". Qu’est-ce qui, selon vous, a soudé ces États contre l’Occident ?
Il y a trente ans, nous espérions entrer dans des décennies de paix. L’inverse se produit aujourd’hui. La guerre en Ukraine a métastasé avec l’union des quatre cavaliers de l’apocalypse et, derrière eux, le Sud global, lequel ne s’est pas associé aux sanctions américaines et met en cause notre système de valeurs à géométrie variable, comme on le voit entre le Proche-Orient et l’Ukraine.
Propos recueillis par Pierre Coudurier.
Télégramme de Brest. 24 octobre 2024.
Ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac puis secrétaire d’État aux Affaires européennes, Pierre Lellouche revient sur l’engrenage ayant mené à la guerre en Ukraine et ses conséquences.
Pierre Lellouche est l’auteur du livre « Engrenages, la guerre en Ukraine et le basculement du monde », chez Odile Jacob Géopolitique, 23,90 euros.