28 Mars 2021
« Pensez-vous que Vladimir Poutine soit un tueur ? ». « Yes, I do », a répondu à la télévision américaine le président Joe Biden, en fonction depuis à peine deux mois.
Quelques semaines plus tôt, le même Biden avait décidé de déclassifier un rapport de la CIA accusant le prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohamed ben Salman, d’avoir personnellement ordonné le meurtre, dans des conditions atroces, d’un journaliste opposant désormais mondialement célèbre, Jamal Khashoggi. Depuis, Moscou est furieux et Riyad fait le gros dos...
Si le nouveau président américain conçoit ainsi la diplomatie de son pays, c’est-à-dire à coup d’imprécations morales, alors la liste des criminels devrait rapidement s’allonger. Car des « présidents tueurs » à la tête d’États, la planète en compte une quantité impressionnante : en Asie, dans le sous-continent indien, en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient...Ils sont nombreux les responsables politiques qui n’hésitent pas à massacrer à tour de bras leurs opposants politiques, parfois des populations entières sans parler de leurs voisins : Ouïgours en Chine, érythréens en Éthiopie, simples citoyens au Venezuela, manifestants pacifiques en Birmanie, opposants en Biélorussie, près d’un demi millions de morts en Syrie, musulmans dans l’Inde de Mohdi, et j’en passe… Pour être complet, le président Biden ne saurait oublier d’ajouter à son syndicat mondial du crime son prédécesseur immédiat Donald Trump (qui a fait exécuter, entre autres il y a un an, le général iranien Souleymani), et surtout son ancien patron, Barack Obama auteur de plusieurs centaines d’exécutions de terroristes (y compris Ben Laden) au moyen de forces spéciales ou le plus souvent, par des attaques de drones. La liste des cibles était validée chaque mardi à la Maison-Blanche par le président lui-même…
Mais comme toujours en politique internationale, il y a les bons et les mauvais tueurs, comme il y a les guerres justes et les autres, Et parmi les guerres justes, les guerres dites « humanitaires », chères à Vaclav Havel ou à Bernard Kouchner, celles qu’il faut mener au nom de la morale et du fameux droit d’ingérence... C’est d’ailleurs une bien vieille histoire que celle des valeurs supérieures, au nom desquelles l’on partit jadis incendier l’Europe entière avec Napoléon, « civiliser » l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique, et il n’y a pas si longtemps, au nom de la démocratie, liquider un Saddam Hussein ou un Khaddafi, tout en applaudissant au renversement d’un Ben Ali ou d’un Moubarak...On en connaît aujourd’hui les résultats : en Afghanistan, les États-Unis s’apprêtent à abandonner aux Talibans les femmes, mais tous ceux qui avaient cru en la démocratie, tout comme ils ont abandonné hier les Kurdes de Syrie à l’armée turque, alors même que ces Kurdes avaient bien plus que d’autres, versé le sang contre Daesh et l’État islamique.
Aujourd’hui, l’Irak n’est plus qu’une colonie iranienne et la Syrie comme le Liban des pays en ruine...Autant pour la morale et la démocratie...
Pourtant, le « concept stratégique intérimaire » annoncé par l’administration Biden début mars, maintient imperturbablement le cap. Dixit Biden: « je crois fermement que la démocratie est la clé de la liberté, de la prospérité, de la paix et de la dignité. Nous devons démontrer que notre modèle n’est pas une relique de l’histoire : c’est le meilleur chemin vers la réalisation des promesses du futur ». Et Anthony Blinken, le nouveau secrétaire d’État d’ajouter : « que cela nous plaise ou non le monde ne s’organise pas tout seul. Quand les États-Unis se retirent, l’alternative est la suivante : soit un autre pays prend notre place, mais pas pour satisfaire nos intérêts et nos valeurs ; soit, ce qui est tout aussi négatif, personne n’intervient, et là le chaos s’installe avec ses dangers. Dans les deux cas ce n’est pas bon pour l’Amérique ».
La morale, on l’aura compris sera donc au cœur de l’affrontement géopolitique du XXIe siècle entre la Chine et les États-Unis.
La Chine, qui selon Blinken, est « par sa puissance économique, diplomatique, militaire et technologique, la seule capable de mettre en cause le système international stable est ouvert – l’ensemble des règles des valeurs et des relations qui font que le monde fonctionne comme nous le voulons, parce que au final il sert les intérêts et les valeurs du peuple américain »...
L’ennui, c’est que ce système est de moins en moins attractif. Et de plus en plus remis en question par les puissances émergentes : selon la Freedom House de Washington, moins de 20 % des habitants de la planète vivent dans les systèmes démocratiques et derrière la Chine beaucoup de « tueurs » mettent désormais ouvertement en cause le système de « valeurs » cher à l’Occident. Pour le chef de file de ces révisionnistes, XiJinping, la cause est entendue : « L’Orient se lève, l’Occident est en déclin » et d’ajouter : « chaque pays est unique avec sa propre histoire, sa culture et son système social et aucun n’est supérieur à l’autre. Le seul critère est de savoir si le système social d’un pays correspond à sa situation particulière, bénéficie du soutien populaire et produit de la stabilité politique ». Et d’inviter l’Amérique« à ne pas se mêler des affaires des autres ».
Dans ce grand débat sur les « tueurs », les guerres et la morale, la vielle Europe, sans doute épuisée par sa longue expérience en la matière, n’a plus grand-chose à dire.
Rabaissée au rang de théâtre de l’affrontement sino-américain, soumise aux pressions des uns et aux sanctions des autres, l’Europe de ce début de du XXIe siècle est décidément bien loin de celle du Congrès de Vienne qu’étudiait Kissinger dans les années 50, dans son célèbre « World Restored ». Ce monde-là était celui de la diplomatie, de la compréhension des intérêts bien compris des puissances, plutôt que de la dénonciation stérile des « empires du mal » . Il n’en a pas moins empêché les immenses tragédies qui suivirent au XXème siècle...