Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
6 Juillet 2025
Pour les avoir abondamment pratiquées au cours de leur longue histoire, les Européens d’aujourd’hui, repus, vieillissants et fatigués, n’aiment plus les guerres préventives, celles des autres s’entend… À la seule exception du chancelier Mertz, qui a eu le courage de dire qu’Israël « faisait le sale boulot pour les autres », c’est-à-dire pour nous, en bombardant les installations nucléaires iraniennes, les Européens ont préféré se réfugier derrière la règle de droit qui n’autorise l’emploi de la force que sur décision du Conseil de sécurité ou en cas de menace imminente justifiant la légitime défense. La morale, plutôt que la Realpolitik.
Chez nous, d’éminents éditorialistes, des ambassadeurs couverts d’honneur, sans parler bien sûr des porte-parole de la gauche et de l’extrême gauche devenue islamo-gauchiste, se sont donc exprimés pour dénoncer d’une même voix la violation flagrante du droit international que représentaient à leurs yeux les bombardements israéliens des sites nucléaires iraniens à partir du 13 juin. La même réprobation, bien que plus discrète, s’appliquant au raid de l’US Air Force sur Fordow, dans la nuit du 21 au 22 juin.
Avec trois arguments clés : la menace nucléaire iranienne n’était pas concrétisée : même avec des stocks imposants d’uranium très enrichi à sa disposition, le pouvoir iranien n’avait pas décidé de franchir le « seuil » vers la fabrication de l’arme nucléaire elle-même. Deuxième argument : la menace de la République islamique sur Israël n’était donc pas imminente. Enfin, des bombardements aériens ne suffiraient sans doute pas à détruire la totalité des installations nucléaires iraniennes et encore moins à provoquer la chute du régime des mollahs, laquelle aurait d’ailleurs ouvert la voie à un chaos encore plus funeste. Instruits par les fiascos à répétition des interventions occidentales de ces dernières années en Afghanistan, en Irak ou en Syrie, experts et politiques prirent position, à l’instar du président français, contre les velléités de « regime change », exprimées par Nétanyahou, voire par instants, par Trump lui-même.
Pour tous ces bons esprits, d’autres formules — autres que l’emploi de la force — étaient possibles, à commencer par la diplomatie, couplée, si besoin, à des sanctions économiques sur un Iran déjà exsangue.
Sauf que toutes ces formules avaient été essayées en vain depuis des décennies. Lors de la naissance de son programme nucléaire au début des années 1970 sous le Shah, l’Iran avait accepté de renoncer à enrichir lui-même l’uranium nécessaire à ses centrales, en devenant actionnaire à hauteur d’un milliard de dollars du consortium multinational Eurodif sous direction française. Au lendemain de la guerre Iran-Irak, les mollahs de Téhéran choisirent une autre voie. Ils se retirèrent d’Eurodif et finirent par obtenir, moyennant différents attentats terroristes en France, le remboursement de leur investissement par l’État français. Mais ils se gardèrent de se retirer du Traité de non-prolifération, considérant que ce traité leur garantissait un droit souverain à la maîtrise, chez eux, du cycle du combustible, enrichissement d’uranium et retraitement du plutonium inclus.
S’ensuivit un programme nucléaire clandestin, découvert au début des années 2000, entraînant des sanctions américaines, puis l’ouverture de négociations, treize années durant, avec les Européens, auxquelles Russes et Américains se joignirent pour parvenir au fameux accord JCPOA de 2015 : suspension partielle et temporaire (sur 10 à 15 ans) du programme d’enrichissement, arrêt du retraitement du plutonium. Mais, malgré tous les efforts — notamment de la part de la diplomatie française —, Téhéran parvint à bloquer tout contrôle international sur ses programmes de missiles balistiques, comme sur le financement et le soutien de ses alliés ou « proxies ». Résultat : l’Iran put poursuivre sa marche vers la bombe tout en déployant son imperium dans la région, la levée des sanctions ayant permis d’armer puissamment le Hamas et le Hezbollah.
Avant même le 7 octobre, Israël vivait sous la pression constante de dizaines de milliers de missiles iraniens de tous types, rendant inhabitable tout le nord du pays. Menace non imminente, vraiment ? Lequel de nos pays européens accepterait de survivre ainsi sans réagir ? Quant à la décision de passer à l’assemblage d’une arme nucléaire, le délai est tombé à quelques semaines tout au plus. L’AIEA elle-même a estimé à plus de 400 kg la quantité d’uranium à 60 % déjà disponible, le reste du programme étant « hors de tout contrôle », selon Rafael Grossi, le directeur de l’AIEA.
Ainsi, si l’on veut bien ôter un instant les lunettes de la bien-pensance et regarder objectivement l’histoire des relations nucléaires internationales depuis Hiroshima, alors trois enseignements majeurs s’imposent :
— Premièrement, la méthode la plus directe contre la prolifération est évidemment la destruction physique des sites par la force armée : en clair, la guerre préventive. Dès la Deuxième Guerre mondiale, et avant même Hiroshima, c’est la solution qui fut retenue par les Alliés en bombardant l’usine d’eau lourde de Peenemünde en 1943, ainsi que les laboratoires nucléaires qui fonctionnaient au Japon. Après-guerre, la méthode militaire fut utilisée à plusieurs reprises, notamment par Israël contre le réacteur Osirak, livré par la France à Saddam Hussein (1982) ; contre les réacteurs de recherche syriens, toujours par Israël, vingt ans plus tard ; par l’Irak contre la centrale nucléaire civile iranienne de Bouchehr pendant la guerre Iran-Irak.
— Deuxièmement, la méthode moins violente — et au moins aussi efficace — est l’alternance politique. La prolifération cesse avec le changement d’orientation politique du pays concerné, à la suite, le plus souvent, de pressions extérieures « amicales » mais fortes. C’est ainsi que l’Argentine, le Brésil, l’Afrique du Sud, mais également — on le sait moins — la Suède, Taïwan et la Corée du Sud ont fini par renoncer à l’option nucléaire… Dans le cas de l’Iran, tant que le régime des mollahs restera en place, il est plus que probable que l’option nucléaire militaire sera poursuivie, et probablement accélérée, avec la même intention : préserver le régime, dominer la région et, accessoirement, en finir avec « l’entité sioniste ».
— Troisièmement, bien entendu : le droit. À condition de garder à l’esprit que ce droit est très imparfait. Le Traité de non-prolifération de 1968 est construit sur un équilibre bancal entre, d’une part, l’obligation des cinq États « dotés » de l’arme nucléaire (les membres permanents du Conseil de sécurité), supposés œuvrer, aux termes de l’article VI, au « désarmement général et complet » (ce qu’ils n’ont évidemment pas fait), et d’autre part, la promesse faite aux pays qui renoncent à l’arme nucléaire de bénéficier des retombées civiles de l’énergie nucléaire (article IV), leurs installations étant en même temps placées sous le contrôle des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Le problème est que le TNP est ambigu : l’article IV, combiné à la possibilité de se retirer du traité au bout de trois mois (article X), permet à un État d’approcher légalement le « seuil » nucléaire (soit environ trois mois avant fabrication), tout en restant dans le cadre du traité… puis d’en sortir avec un simple préavis, et fabriquer la bombe. Des pays tels que l’Inde ou le Pakistan, hors TNP, ont proliféré à partir de programmes nucléaires présentés comme totalement civils.
Pour ajouter à la fragilité du système juridique en place, le TNP prévoit aussi des « garanties négatives » de sécurité, selon lesquelles les États « dotés » s’engagent à ne pas attaquer ceux qui auraient renoncé à la bombe… Or, l’exemple ukrainien vient de démontrer spectaculairement le contraire.
Ce qui conduit à une conclusion toute simple : plutôt que de se complaire dans des condamnations moralisatrices faciles au nom du « droit international », mieux vaudrait, pour la stabilité et la paix du monde, s’efforcer de comprendre les problèmes de sécurité tels qu’ils sont vécus par les États en cause. « La justice sans la force est impuissante », disait Pascal ; « mais la force sans la justice est tyrannique ».
Au Moyen-Orient, la vérité est qu’aucun État arabe ne souhaite la nucléarisation de l’Iran. Bien au contraire : elle serait source d’une prolifération générale dans toute cette région. Il est regrettable que l’affichage du droit par les Européens ne soit rien d’autre que le cache-sexe pathétique de leur insigne faiblesse. On notera d’ailleurs qu’au récent sommet de l’OTAN de La Haye, pas une voix ne s’est élevée contre le bombardement américain en Iran. Au contraire : flatterie, obséquiosité et soumission ont été la règle, « Papa Trump » étant chaleureusement félicité par ce conclave d’impotents paniqués par la perspective d’un retrait du protecteur américain…
Pierre Lellouche
28/6/25
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