Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
27 Janvier 2025
L’invasion du Panama ou du Groenland, l’annexion du Canada ?
« Une blague ! Des improvisations d’un type qui ne connaît aucune limite dans ses propos. Il invente des trucs, juste pour être au centre de l’attention mondiale. Il est ravi d’être au sommet du globe. » Ces réactions glanées auprès de mes amis américains, Républicains expérimentés en politique étrangère, mais « classiques » (c’est-à-dire disciples kissingeriens de l’ère pré-Trump), en disent long sur la confusion provoquée par les intentions prêtées au nouveau président américain à l’égard du reste du monde. Leur conseil aux Européens : « Ignorez-le ! Laissez-le hurler sur quelqu’un d’autre… »
Vraiment ?
Jusqu’à présent, la tendance de fond qui semblait se dégager des propos de Trump, de son vice-président JD Vance, et des débats au sein du Parti républicain, y compris sur l’Ukraine, était celle d’un retour à la vieille tradition isolationniste de Monroe (1823). Celle de « l’Amérique d’abord », repliée sur ses intérêts propres et ses problèmes intérieurs, qui fuit comme la peste les guerres étrangères. À l’opposé donc de la tradition internationaliste des Républicains de l’après-guerre, celle du vieux sénateur Mitch McConnell, défenseur de l’ordre libéral de 1945 fondé sur le droit (le « rules-based international order »). À l’opposé plus encore de l’aventurisme des « néo-conservateurs » sous Bush Junior, qui prétendaient exporter la démocratie américaine par les chars en Afghanistan ou en Irak.
Le retour à l’Amérique protectionniste s’inscrirait logiquement dans la continuité du premier mandat de Trump, en une version certes plus « brutale » : dénonciation des traités (du climat aux accords commerciaux, en passant par la limitation des armements), droits de douanes tous azimuts avec deux cibles principales – la Chine et l’Allemagne – et, bien entendu, une pression violente sur les alliés auxquels on intimera l’ordre de ne plus « voler » le contribuable américain en bénéficiant d’une « protection gratuite ». Désormais, ils devront tous consacrer au moins 5 % de leur PIB à la défense, sous peine de voir les États-Unis quitter l’OTAN.
Une telle perspective affole les alliés, mais n’est peut-être pas la totalité de l’ambition trumpienne. Le slogan MAGA (Make America Great Again) signifie aussi que, pour être « grande », l’Amérique doit également redevenir la première puissance du monde et, pour ce faire, s’en donner les moyens, en balayant si nécessaire tous les obstacles, notamment juridiques, sur sa route. De ce point de vue, la reprise du contrôle du canal de Panama, abandonné par Carter en 1977 – cela pour éviter qu’il ne tombe entre les mains de la Chine –, l’annexion, pour les mêmes raisons, du Groenland et de ses richesses minérales, voire l’élargissement de l’Union aux provinces canadiennes (un objectif un temps envisagé par le président Thomas Jefferson en 1812 lors de la guerre contre l’Angleterre), tout comme la nouvelle dénomination du golfe du Mexique en « golfe de l’Amérique », pourraient être bien plus que des lubies incohérentes.
Bien au contraire, ce peuvent être des signes que l’Amérique de Trump revendique elle aussi, tout comme la Chine de Xi et la Russie de Poutine, le choix du révisionnisme. Si l’ordre actuel ne sert pas les intérêts américains, alors il faut le changer et, pourquoi pas, prendre au besoin par la force les territoires dont MAGA a besoin pour redevenir « grande » ? N’est-ce pas ce que fait la Chine dans l’Himalaya et en mer de Chine méridionale, ou la Russie en Ukraine, en Géorgie ou en Moldavie ?
Nul ne sait à ce stade, sauf Trump lui-même, si ces intentions affichées se verront traduites dans les faits demain. Mais, d’ores et déjà, le fait même que de tels objectifs soient énoncés par « le leader du monde libre » va rendre quelque peu difficile la critique des ambitions chinoises sur Taïwan, ou celles de Poutine en Ukraine…
À Moscou, on ne s’y est d’ailleurs pas trompé : c’est un des idéologues du régime, Vladislav Sourkov, qui se réjouit de constater que l’Amérique aussi imite désormais Poutine. Les Empires sont de retour… mais alors, quid de l’Europe ?
Pierre Lellouche
Tribune, Valeurs Actuelles, 16/01/24