Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
24 Janvier 2025
Israël doit-il frapper l'Iran nucléarisé ? Trump, l'homme du cessez-le-feu entre Russie et Ukraine ?
Interview radiophonique du 1- janvier 2025. Transcription exclusive du blog Les Chantiers de la Liberté www.pierrelellouche.com
Steve Nadjar
— Pierre Lellouche, bonjour. Et merci d'avoir accepté notre invitation. Vous êtes un grand spécialiste des affaires internationales. Vous avez notamment occupé les fonctions de conseiller diplomatique de Jacques Chirac, secrétaire d'État également aux affaires européennes et au commerce extérieur. Vous avez été député du Val-d'Oise et de Paris. Pierre Lellouche, vous avez fait paraître à l'automne, aux éditions Odile Jacob, un essai remarquable intitulé « Engrenages », la guerre d'Ukraine et le basculement du monde. Vous vous y élevez contre l'engrenage funeste selon vous dans lequel nous sommes engagés, du fait d'abord de notre soutien sans limite à l'Ukraine, un engrenage qui résulte d'une méconnaissance des dynamiques identitaires dans cet espace, mais aussi d'un moralisme qui confine parfois à l'aveuglement. Vous montrez également que cette guerre d'Ukraine a entraîné des répliques ailleurs dans le monde, entraînant ainsi une recomposition géopolitique qui doit nous inquiéter. Pierre Lellouche, est-ce qu'il est encore temps de s'en sortir, de ralentir ces recompositions ? Et si oui, comment ?
Pierre Lellouche
— Ça va être très complexe. L'un des problèmes de Donald Trump aujourd'hui, c'est de décrocher la Russie de la Chine. Vous l'avez vu, il a essayé de dire « on va mettre des sanctions si jamais ils ne viennent pas à la table de négociation ». En fait, la Russie elle est couverte de sanctions. Et le commerce, dire qu'on va augmenter les droits de douane sur la Russie n'a aucun sens puisqu'il n'y a quasiment plus de commerce avec la Russie. Pourquoi ? Parce que ce qui s'est passé depuis trois ans, sans qu'on l'ait vraiment pensé à l'avance, ça s'est fait comme souvent, par l'enchaînement des événements, de la presse, des émotions. On a créé une situation dans laquelle, quand je dis « on », Poutine bien sûr en agressant l'Ukraine, puis nous par la réaction qu'on a eue, de guerre, je pèse mes mots, de guerre non déclarée par procuration entre l'OTAN et la Russie. Résultat c'est d'avoir amené la Russie à se rapprocher de la Chine de façon très forte, maintenant il y a une alliance stratégique, et d'avoir agrégé autour de ces deux-là deux autres états particulièrement toxiques, la Corée du Nord et l'Iran, ce que j'appelle dans mon livre les quatre cavaliers de l'apocalypse.
Parallèlement, autre conséquence, ça a renforcé tous les efforts de la Russie, de la Chine surtout, via les BRICS, de construire morceau par morceau un système alternatif. Le sud global. Le sud global, à l'ordre international, occidental, construit en 1945. C'est tout ça qui découle de la guerre qui a été, en fait, un accélérateur de mouvements telluriques de fond qui étaient déjà à l'oeuvre dans la communauté internationale. Bien entendu, l'aspiration d'un certain nombre de pays revanchistes, révisionnistes était déjà là. Mais la guerre a précipité la confrontation entre ces deux mondes qu'on voit de plus en plus s'organiser avec les sanctions d'un côté, le contournement des sanctions de l'autre, le fait d'éviter de dépendre du dollar, la dé-dollarisation des relations internationales.
Bref, il se passe énormément de choses. et beaucoup ont été accélérés, beaucoup de ces choses ont été accélérées par la guerre d'Ukraine, dans laquelle on s'est engagé pour des raisons d'abord émotionnelles, Boucha, Irpin, les images, sans à aucun moment avoir réfléchi aux buts de guerre et aux conséquences. Or, Klaus Witz dit que « La guerre sans but ne se conçoit pas. La guerre est un moyen, et un moyen sans but ne se conçoit pas ». Or, jusqu'à aujourd'hui, je vous mets au défi de me dire quel est notre but de guerre, ou même notre but de paix dans cette négociation. Il y a ceux qui veulent reprendre toutes les frontières de l'ancienne Ukraine, celles de 91, il y a ceux qui sont prêts à transiger, il y a ceux qui veulent aller à Mouscou renverser le régime de Poutine, enfin il y a toutes sortes de buts de guerre, mais Il est impossible de faire une guerre sans avoir une idée de la façon dont on en sort. Et pourtant, c'est ce qu'on a fait depuis trois ans.
Steve Nadjar
— Est-ce qu'on a pris en compte les ressorts de cette invasion russe et les lignes rouges de Poutine, comme peut-être de ses prédécesseurs dans les années 90 ?
Pierre Lellouche
— Pas du tout. Et cela pour une raison très profonde : l'Ukraine, depuis toujours, a été une tâche blanche dans la mémoire des Européens, encore plus des Américains. Personne ne savait ce que c'était que l'Ukraine. C'était au mieux une dépendance de la Russie. Dans ses mémoires, le premier ambassadeur de France en Ukraine, qui s'appelle Hubert Pernet, écrit que quand il est arrivé en Ukraine en 1991, le Quai d'Orsay envisage à ce moment-là d'ouvrir un consulat. L'Ukraine vient de faire son référendum, elle est indépendante, il faut bien faire quelque chose. Donc on a commencé par un consulat à Kiev. Quand il est arrivé avec sa femme là-bas, il n'y avait pas un Français à Kiev. Vous m'entendez ? Pas un. Et moi, qui étais présent en 2003 avec Yushchenko et même décoré par lui, j'ai été au premier Maïdan, au deuxième Maïdan en 2014. J'étais le seul responsable politique français sur place, il n'y avait personne. Après, tout le monde a découvert que c'était la façon de M. Bernard-Henri Lévy, tout le monde a découvert l'Ukraine, pays de la liberté, qui se bat pour nous, etc. En fait, il y a une ignorance crasse de ce pays, de sa complexité.
Steve Nadjar
— Et vous incitez d'ailleurs sur l'importance de cette date de 2004 avec une série d'événements. qui ont eu beaucoup de conséquences par la suite du côté américain mais aussi du côté ukrainien des élections.
Pierre Lellouche
— C'est une histoire très complexe, c'est pour ça que je consacre la première partie du livre à raconter cette histoire parce que l'histoire de l'Ukraine entre la Russie et l'Ukraine c'est une vieille histoire qui remonte à 900 ans. L'Ukraine a été occupée pendant 600 ans par les Polonais puis 300 ans par les Russes et a constamment essayé - enfin ceux qui étaient ukrainiens, c'est-à-dire les Cosaques - ont toujours essayé de s'appuyer sur le voisin pour battre l'autre qui l'occupait. Ils ont passé leur temps à compter sur quelqu'un pour les sauver de l'occupant du moment. Et sur cette radio, je peux le dire, parce que beaucoup s'en souviennent, qu’en 1941, au moment de Barbarossa, l'armée allemande, l'armée nazie pénètre en Russie et passe par l'Ukraine. Et là vous avez le mouvement nationaliste ukrainien dirigé par Bandera qui est manipulé par l'Abwehr allemand et qui ouvertement collabore avec les Einsatzgruppen qui étaient chargés de détruire les juifs d'Ukraine. Les autorités ukrainiennes locales, y compris dans les villages, ont collaboré directement au massacre des Juifs. Naturellement, tout ça, on n'en parle plus parce que c'est l'ancienne Ukraine et qu'on considère que ce n'est plus du tout le sujet. Mais c'est le sujet.
Steve Nadjar
— Donc hier comme aujourd'hui, ce n'est pas, on ne peut pas le résumer comme l'a fait notamment Thomas Friedman, que vous citez, l'éditorialiste du New York Times, dans un affrontement entre le Bien et le Mal. C'est beaucoup plus complexe que ça.
Pierre Lellouche
— Les mots aussi de Friedman, mais aussi de Biden. Il a fallu vendre l'idée que c'était le Bien contre le Mal. Hitler contre Churchill. On a découvert que Zelensky, c'était Churchill…
Steve Nadjar
— Et qu'il fallait être du bon côté de l'histoire, vous citez, c'est Stéphane Séjourné, l'ancien ministre des Affaires étrangères.
Pierre Lellouche
— Mais on peut le comprendre pour un tas de raisons morales. Bien sûr que les Russes ont violé tous les systèmes, toutes les règles internationales, tout ce qu'on voudra. Mais il y a en politique, surtout en politique internationale, il y a ce qu'on appelle les intérêts vitaux d'un pays. Ou bien on les prend en compte, ou bien on les ignore. Le paradoxe dans cette histoire, c'est que l'histoire aurait pu être très différente si on avait géré la fin de la guerre froide autrement. Malheureusement, l'Ukraine est indépendante fin 1991, au moment de l'éclatement de l'URSS. Et les gens se demandent « qu'est-ce qu'on va faire de ce pays ? ».
Il y avait plusieurs façons d'envisager les choses, soit elle passait à l'ouest, soit elle restait dans la zone d'influence russe, soit c'était un pont entre les deux. Mais ce choix allait beaucoup dépendre des relations entre les deux grands, la Russie et les Etats-Unis. Et au début, ça s'est plutôt bien passé, les relations étaient amicales, on était dans un autre monde, on a signé des accords de désarmement et les questions ukrainiennes ont été réglées en pleine coopération entre Américains et Russes.
Deux exemples, la flotte la marine militaire russe basée à Sébastopol, il y a eu un renouvellement de l'accord de stationnement des bateaux russes et moi-même à l'époque, j'étais président de l'Assemblée de l'OTAN, j'ai vu des bateaux russes et ukrainiens sur le même quai à Sébastopol. Cette coopération avait été réglé avec un arrangement qui devait durer jusque dans les années 2040. Parallèlement, il y a eu un effort conjoint des Américains et des Russes de se débarrasser des armes nucléaires En Ukraine, il y avait 5000 armes nucléaires soviétiques encore situées sur le sol ukrainien, ce qui faisait de l'Ukraine la troisième, et de loin, la troisième puissance militaire au monde. Or, les Américains considéraient que c'était très dangereux, on craignait que les Ukrainiens les filent à tel ou tel pays un peu toxique, et donc Américains et Russes coopèrent pour rapatrier toutes ces armes en Russie, aux grands dames d'ailleurs des dirigeants ukrainiens de l'époque, qui ont compris que si elles perdaient ces armes nucléaires, elles risquaient d'être à nouveau vulnérables aux pressions russes.
C'est ce qui s'est d'ailleurs passé. Et qu'est-ce qu'on a fait ? On a signé un mémorandum à Budapest en 1994, donc trois ans après indépendance, dans lequel L'Ukraine acceptait d'être dénucléarisée, rejoignait le traité de non-prolifération, et en échange, les grandes puissances signaient un document dans lequel il y a les garanties de sécurité. Autrement dit, on n'allait pas attaquer l'Ukraine. Et j'ai dans mon livre, dans les annexes, la lettre de François Mitterrand, parce que les cinq Grands ont donné cette garantie. La garantie française tient en un paragraphe. complètement bidon dans lequel on dit que si jamais l'Ukraine est attaquée on ira au conseil de sécurité. Donc en fait on n'a pas du tout préparé l'Ukraine de l'après-guerre froide. Or cet endroit est complètement stratégique c'est la zone entre l'Allemagne et la Russie donc le point névralgique de la géopolitique en Europe.
Steve Nadjar
— Vous expliquez que ces réveils identitaires dans ces zones là et ailleurs il faut les gérer de manière institutionnelle et patiente.
Pierre Lellouche
— Et se donner le temps. Or, qu'est-ce qu'on a fait ? D'abord, on s'était désintéressés de la Russie. Le côté américain, surtout estimait que c'était devenu une puissance régionale sans intérêt et qu'il fallait s'occuper de la Chine. Et puis après, il y a eu 2001, l'Afghanistan et autres, donc les Américains se sont désintéressés de la Russie.
Steve Nadjar
— Avec un rapprochement à ce moment-là, malgré tout, entre Bush Junior et Poutine dans ces années 2001-2002.
Pierre Lellouche
— Oui, il y a eu des hauts et des bas, mais en gros, si vous voulez, comme disait mon vieil ami sénateur McCain, « la Russie, c'était une grosse station d'essence avec des bombes atomiques ». Ce n'était pas un joueur mondial. Et Brzezinski lui-même n'a jamais voulu reconnaître, il pensait que la Russie n'avait pas d'autre choix un jour ou l'autre que de rejoindre l'Occident. Or pas du tout. Avec l'arrivée de Poutine, et même avant Primakov, il y avait le désir des Russes d'être à nouveau reconnus comme un grand pays ; sinon de reconstituer l'Empire, ce n'est pas l'intention de Poutine, du moins de sauvegarder ce qu'ils appellent « leur étranger proche », c'est-à-dire la Géorgie, la Moldavie et bien sûr l'Ukraine, sans laquelle la Russie n'est pas une superpuissance, parce que l'Ukraine c'est de l'agriculture, c'est les mines, c'est l'industrie, l'industrie lourde, c'est beaucoup d'industries d'armement, donc pour les Russes perdre l'Ukraine c'était la condamnée à ne plus être une superpuissance.
Steve Nadjar
— Donc il y a 2004...
Pierre Lellouche
— Pendant ce temps-là, vous avez du côté américain, sous la pression des Européens de l'Est, l'accélération de l'élargissement de l'OTAN.
Steve Nadjar
— Donc c'est 2004, puis 2008 et vous vous rappelez l'opposition en 2008 à la proposition ou l'ambition de Bush Jr. d'élargir l'OTAN à la Géorgie et à l'Ukraine en 2008. Il y a l'opposition forte du duo franco-allemand Sarkozy et Angela Merkel.
Pierre Lellouche
— Parce que ce qui s'est passé pendant les années 2000, c'est que peu à peu, ça se tend entre Américains et Russes, et la relation devient très compliquée. Après la Yougoslavie, les Russes pensent qu'on ne les respecte pas, et en 2007, à la conférence de sécurité de Munich, Poutine arrive et fait un discours incendiaire en disant qu'on n'accepte pas la domination américaine, qu’il faut changer ça.
Steve Nadjar
— On a beaucoup revu après février 2022 ce fameux discours.
Pierre Lellouche
— À l'époque, le discours passe inaperçu. Tout le monde s'en fout un peu de ce que dit Poutine. Sauf qu'en 2008, donc, Bush veut terminer son deuxième mandat. En clôturant l'épisode de l'élargissement de l'OTAN, qu'est-ce qu'il reste ? Il reste la Géorgie et l'Ukraine. On a inclus à peu près tout le monde, sauf la Géorgie et l'Ukraine. Donc le sommet de Bucarest, c'est celui où on dit que l'Ukraine va entrer dans l'OTAN.
Steve Nadjar
— Ukraine, Géorgie, les lignes rouges de Poutine et de la Russie.
Pierre Lellouche
— Et à ce moment-là, Sarkozy et Merkel, fort justement, disent « si vous faites ça, il y aura une guerre ». Dans ce genre d'affaires, quand il n'y a pas d'accord, on trouve le plus mauvais des compromis possibles, rédigé d'ailleurs par un diplomate français qui compte parmi mes amis, il a fait ce qu'il a pu, mais que dit ce document ? Il dit que l'Ukraine et la Géorgie ont vocation à rentrer dans l'OTAN, mais c'est pas pour tout de suite. Autrement dit, les Russes comprennent qu'ils ont perdu, l'Ukraine va rentrer dans l'OTAN, et en même temps l'OTAN ne protège pas l'Ukraine, donc c'est la pire décision possible d'être dans cette phase où ils vont rentrer dans l'OTAN, mais ils sont vulnérables.
Steve Nadjar
— Et là, on le verra d'autant plus 15 ans plus tard, en 2023, avec Biden qui ferme la porte.
Pierre Lellouche
— Alors oui, l'ironie de l'histoire, c'est que après la Crimée, après le début de l'invasion de 2022, là, les Américains disent non, non, ils ne rentreront pas. Pourquoi ? Parce que c'est dangereux. Il y a la guerre. Donc, il est hors de question de faire rentrer l'Ukraine dans l'OTAN. Et aujourd'hui, dans les négociations qui vont commencer cette année, les Russes ont déjà gagné ce point, c'est-à-dire le point fondamental pour eux depuis le début, l'Ukraine ne peut pas rentrer dans l'OTAN. Elle ne peut pas passer à l'Ouest.
Steve Nadjar
— On aurait dû le rappeler avant 2023, avant 2022.
Pierre Lellouche
— Mais bien entendu, il fallait trouver le moyen d'abord de garder l'intégrité territoriale de l'Ukraine, ce qu'on aurait pu faire en négociant un statut de neutralité comme l'Autriche, comme la Finlande à l'époque. Mais la Finlande a perdu sa neutralité à cause de la guerre. avec un système d'échange économique des deux côtés puisque l'Ukraine, en plus, c'était le transit du gaz russe vers l'Europe. Donc ça aurait pu être fait si on s'en était occupé. Mais encore une fois, qui s'intéressait à l'Ukraine à ce moment-là ? Pas grand monde.
Les Européens avaient d'autres soucis, c'est-à-dire la Russie, lui acheter du gaz bon marché. Toute l'économie allemande était fondée sur le gaz bon marché russe. La Gauche, la Droite, les Verts, tout le monde était sur eux. Il fallait couper le programme nucléaire donc on était absolument shooté au gaz russe bon marché qui était la base de la capacité d'exportation industrielle de l'Allemagne vers la Chine. Donc l'Allemagne achetait du gaz russe, nous on faisait des fusées russes à Kourou, on était en train de leur vendre des bateaux de guerre Mistral parce que c'était... et on avait investi quelque chose comme 25 milliards d'euros en Russie, on était devenu le premier employeur en Russie quand même, étranger, la France. avec des grandes chaînes, le Roy Merlin, la grande distribution totale, j'en passe, et des meilleures. Donc, l'Ukraine n'était pas sur notre écran radar, pas plus qu'aux Etats-Unis. Jusqu'à l'arrivée de Trump, et de la bagarre entre Trump et Biden, parce que le fils Biden, comme vous le savez, avait été recruté par une société gazière ukrainienne, puisque la corruption en Ukraine est une tragédie, et donc ils avaient mis la main sur le fils Biden, Et Trump l'a su. Enfin bref, c'est devenu une affaire de politique intérieure.
Steve Nadjar
— Pierre Lellouche, vous parliez d'accélération, d'accélérateur tout à l'heure. Est-ce qu'aujourd'hui, Donald Trump peut être un catalyseur du retour à la diplomatie ?
Pierre Lellouche
— Mais certainement, parce qu'il y a un choc et un effet de souffle de sa réélection, parce qu'il a indiqué qu'il n'a pas envie de continuer à financer cette guerre. Vous avez vu la phrase au moment du discours d'investiture ? « Moi, j'en ai assez de dépenser de l'argent pour défendre les frontières des autres, alors qu'on n'est même pas foutu de défendre les nôtres ».
Steve Nadjar
Il avait déjà dit ça il y a 8 ans.
Pierre Lellouche
— Voilà, son fameux mur au Mexique. Donc pour lui la priorité c'est le mur à la frontière sud et pas à la frontière de l'Ukraine. Cela étant, ça ne va pas être simple parce qu'il y a eu un million de tués et de blessés des deux côtés, parce qu'une partie de l'Ukraine, ce que les Russes appellent la Novorossia, c'est-à-dire les terres colonisées par Catherine II, la Crimée et le Donbass, il est hors de question qu'ils les rendent. Donc, il va falloir accepter une sorte de partage à la coréenne.
Steve Nadjar
— Ça pourrait devenir un conflit gelé.
Pierre Lellouche
— Dans le pire des cas, oui. Comme disait Jacques Bainville après la première guerre mondiale et le traité de Versailles, le pire serait de refermer la plaie en laissant l'infection dedans. Donc il faut essayer de trouver un accord de cesser le feu, puis un accord de paix qui fasse que la guerre ne reprenne pas. Mais ça va être compliqué à faire. Il faudra d'abord faire acter le fait que la guerre s'arrête, ensuite démilitariser la zone de cessez-le-feu, ensuite consacrer le statut de neutralité de l'Ukraine, mais lui permettre de rentrer dans l'Union Européenne, ce qui était prévu.
Je mets une parenthèse, une des choses qu'on ne sait pas, c'est que quelques jours après le début de la guerre en 2022, les Russes et les Ukrainiens ont négocié la paix pendant deux mois. Jusqu'au mois d'avril 2022 où il y avait quasiment un accord.
Steve Nadjar
— Il faudrait détacher la question de l'intégration à l'OTAN de celle de l'entrée de l'Union Européenne.
Pierre Lellouche
— En 2022, les Russes avaient acté l'entrée de l'Ukraine dans l'UE, alors que c'était une des causes du Maïdan de 2014. Donc, ils avaient bougé sur ce côté-là. Mais il reste beaucoup de questions en suspens. la ligne de cessez-le-feu, les garanties de sécurité, et puis les Russes vont demander naturellement d'enlevé des sanctions contre eux, et puis surtout des limites au niveau d'armement de l'Ukraine. Donc tout ça va être très compliqué à régler, mais il n'est pas exclu que les Américains y arrivent Il y a une sorte de parfum de Yalta qui flotte autour de cette affaire. On voit bien la tentation de Trump et de Poutine de régler ça entre grands chefs. Au-dessus de la tête des Européens et des Ukrainiens.
Steve Nadjar
— Même si ça concerne le premier plan. Dans un article paru il y a quelques jours dans l'Opinion, Pierre Lellouche, vous déclariez que l'Amérique de Trump pourrait à son tour devenir révisionniste au regard des revendications territoriales de la nouvelle administration républicaine sur le Canada, le Royaume-Uni ou encore le canal de Panama. La revue Le Grand Continent parle d'un néo-impérialisme sans frontières du président américain. Est-ce que vous partagez cette qualification et est-ce qu'il faut s'en inquiéter tout particulièrement ?
Pierre Lellouche
— Il y a une tradition américaine, ça. Et encore une fois, Trump a fait référence explicitement au président McKinley.
Steve Nadjar
— Et à Destiné Manifeste.
Pierre Lellouche
— Oui, et puis surtout le vainqueur de la guerre d'Espagne. L'homme qui a inventé les tarifs douaniers, le protectionnisme à tout va, et la guerre d'Espagne qui a viré les Espagnols de la zone, qui a permis aux Américains de prendre le contrôle de Cuba et des Philippines, par exemple. Donc, McKinley, ça fait partie de des héros de Trump et au fond qu'est-ce qu'il dit ? L'Amérique a besoin de Panama, Carter a fait une bêtise en abandonnant le canal, c'est nous qui l'avons fait, on a eu 38 000 tués, on a dépensé beaucoup d'argent, on a besoin du canal, sinon il va passer aux Chinois, le Groenland pareil, et le Nord-Canada pareil. Donc dans la grande redéfinition des affaires du monde, où la Chine est le problème numéro 1 des Etats-Unis au XXIe siècle, prendre des gages comme ça qui sont très importants pour les Etats-Unis.
Après tout, si les autres le font, pourquoi je ne le ferais pas ? Et donc on est rentré dans un... Il y a une possibilité, je ne dis pas que c'est sûr, parce que ça va faire l'objet d'un débat considérable aux Etats-Unis, mais enfin, il y a une possibilité pour que, à leur tour, les Américains deviennent révisionnistes, exactement comme les Chinois en mer de Chine, en s'asseyant littéralement sur les zones territoriales des voisins, des Vietnamiens, des Philippins, etc. Et les Russes en prenant, comme ils l'ont fait, la partie qui les intéresse en Ukraine.
Steve Nadjar
— Donc les américains concourraient à leur tour au détricotage de l'ordre international post-45.
Pierre Lellouche
— Oui, les uns et les autres, ça ne les intéresse plus. Ce qui les intéresse, c'est America First. Faire la guerre pour les autres. Et ça, ça va être... C'est un énorme changement pour l'Europe. Un énorme changement. Faire la guerre pour les autres, protéger les autres, ce n'est pas dans la destinée manifeste de l'Amérique. La destinée manifeste de l'Amérique, c'est d'être puissant, première puissance du monde, mais c'est le double suicide des Européens qui avait amené l'Amérique à rompre avec l'isolationnisme et à s'installer durablement en Europe.
Je rappelle qu'en 1945, les Américains étaient repartis. Ils sont revenus à cause de la guerre de Corée. Et là où c'est fondamental, quoique peu de monde le comprenne, c'est pourtant le point crucial des mois et des années qui nous attendent. Quand je vois les discours de Macron sur la souveraineté européenne, il habite sur la planète Mars.
De quoi parle-t-on ? Toute la construction européenne, qui a commencé avec la CECA, vous vous souvenez, dans les années 50. Conférence de Messines, 55, puis le traité de Rome, 57. Tout ça a été rendu possible. Pourquoi ? parce que ça a été construit sur un socle de sécurité apporté par une puissance extérieure qu'était l'Amérique. Donc, en fait, l'Europe est la fille adultérine de l'OTAN, créée en 1949, et à partir des années 1950, retour des Américains en Europe, occupation militaire avec une armée américaine présente, 300 000 GIs en Allemagne. C'est ça qui rend possible la réconciliation franco-allemande, et l'Europe communautaire, puisque la défense, quelqu'un d'autre s'en occupe.
Steve Nadjar
— Et donc si cette garantie de sécurité-défense s'étiole ou disparaît ?
Pierre Lellouche
— Si vous enlevez le tapis, il se passe quoi ? Il se passe que l'Allemagne est maintenant seule devant la Russie ? Qu'un tas de petits pays tout autour, ça va courir exactement comme des lapins dans les phares de la voiture. Il y a ceux qui vont essayer de faire leur truc à part, je pense aux Anglais, ils vont essayer de faire un deal à part avec les Américains, comme ils ont déjà dans l'AUKUS dans le Pacifique. Les Français, ils vont essayer de trouver des contrepoids, comme toujours dans l'histoire, mais là les Allemands vont faire quoi ? Est-ce qu'il y a un consensus pour réarmer vraiment ? C'est quoi la politique vis-à-vis de la Russie ? Ça va être une division très très profonde. Tout le système politico-social allemand a été rompu avec la guerre d'Ukraine. Il n'y a plus le gaz, les exportations en Chine sont très compliquées, la sécurité américaine risque de ne plus être là.
Donc on est dans un moment de bascule considérable dans l'histoire de l'Europe. Et je crains pour ma part, c'est une des choses que je discute à la fin de mon livre, il n'est pas du tout sûr, à mes yeux, que l'Europe communautaire telle que nous la connaissons survive à cette situation. On peut être dans une affaire complètement différente. Et c'est pour ça que mon appel, c'est à un réarmement d'abord de la France. Il faut que la France se reprenne en main et arrête de compter sur les autres, sur Bruxelles, sur Mme Van der Leyen, sur je ne sais qui, ou sur l'Allemagne pour penser sa stratégie à l'avenir. On est dans un monde qui va être dominé par les rapports de force entre très grandes puissances. Il n'est pas évident que l'Europe soit une grande puissance. Regardez où elle en est sur le plan économique et sur le plan des nouvelles technologies. Elle n'est juste pas sur l'écran radar. Elle n'existe pas. Donc après la question c'est est-ce que les états sont encore suffisamment résilients pour reprendre le cours de l'histoire ? Et c'est ça mon appel aux dirigeants français et aux Français c'est réveillez-vous et je ne suis pas du tout sûr que la réponse soit à Bruxelles. Elle est de toute façon d'abord à Paris.
Steve Nadjar
— On parlait tout à l'heure de la politique des sanctions, cette panacée utilisée par les démocraties qui n'ont ni les moyens militaires de leurs bonnes intentions, ni la moindre volonté d'y recourir. C'est une citation que vous rapportez dans le livre de l'ancien ambassadeur aux États-Unis, Gérard Harrault. Je voudrais qu'on parle de l'Iran, justement, à propos de ces sanctions. Les trois États signataires de l'accord de Vienne de 2015, à savoir la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, devraient-ils activer selon vous le mécanisme du snapback contre l'Iran ? On regarde les violations du dit accord par la République islamique d'Iran. Précisons pour nos auditeurs que la résolution 2231 du Conseil des Sécurités des Nations Unies est exécutoire jusqu'en octobre prochain. Est-ce que c'est le moment ou jamais ?
Pierre Lellouche
— C'est trop tard, de toute façon, on est dans une configuration... Vous savez, ce qui avait rendu possible l'accord sur le nucléaire, le fameux JCPOA de 2015, c'est le fait que tout le monde était dans le même bateau, y compris la Chine et la Russie. À mesure où nous avons divorcé à cause de la guerre de la Chine et de la Russie, il n'y a plus de consensus. Au niveau des cinq rangs, pour accompagner la dénucléarisation de l'Iran. Et le problème, c'est que vous ne pouvez pas faire un snapback tout seul si les Russes et les Chinois ne suivent pas. L'Iran est devenu un fournisseur d'armes très important pour la Russie, de missiles, de drones, etc. Les Chinois contournent les sanctions américaines sur l'Iran. Avec leur flotte fantôme, ils achètent le gaz, le pétrole iranien. Donc, en fait, cette alliance des grands pays pour éviter la prolifération iranienne n'est plus là.
Steve Nadjar
— On avant l'automaticité de ces sanctions dans le cadre du snapback et que ça se ferait à la majorité. Donc, on n'aurait pas nécessairement besoin de la Russie.
Pierre Lellouche
— Vous ne pouvez pas le faire sans la Russie et la Chine. S'il n'y a pas de consensus, ça ne sera pas crédible. Ce qu'il faut arriver, c'est en finir avec cette guerre en Ukraine. Essayer de reprendre des relations, parce qu'il faudra bien, avec la Russie essayer de trouver un modus vivendi avec la Chine, en respectant les intérêts économiques, mais en ne faisant pas voler ce que l'on fait sans arrêt. Ça va être compliqué de trouver un nouvel...
Steve Nadjar
— Il est possible de revenir à Kissinger, que vous citez, détacher la Russie de la Chine, c'est encore possible ?
Pierre Lellouche
— Ça va être difficile, mais les Russes eux-mêmes savent que c'est suicidaire pour eux de se mettre dans les mains des Chinois, parce qu'ils savent très bien ce qui va se passer en Sibérie. Si vous allez à l'est de la Russie, moi comme j'y suis allé, je peux vous dire que les Chinois sont omniprésents, donc ils savent très bien que... Alors il y a toujours ce bascule, cette discussion entre les Russes et leur Asie ou leur Europe. Est-ce qu'on est plus européen ou plus asiatique ?
Steve Nadjar
— On vient à la question identitaire.
Pierre Lellouche
— Mais quand même, ils savent très bien que de se mettre totalement entre les mains des Chinois n'est pas une solution. Donc ils ont besoin de garder des liens avec les Européens. Et nous, il va falloir qu'on... De toute façon, la Russie, elle habite en Europe. Donc à un moment ou à un autre, il faudra bien reprendre des relations avec la Russie.
Steve Nadjar
— Ça, sur le nucléaire iranien, on lit ici et là que les Israéliens envisageraient de plus en plus sérieusement de frapper certains sites nucléaires iraniens. Est-ce que ça serait une erreur selon vous ? Est-ce que ça serait d'ailleurs possible et efficace ? Ou est-ce qu'il faut encore laisser un peu de temps à la diplomatie ? Il a l'air un peu sceptique sur la réussite d'une telle action diplomatique.
Pierre Lellouche
— La guerre d'Ukraine a eu un impact énorme sur l'affaire du 7 octobre aussi. dans la mesure où vous avez vu que les soutiens à la Syrie ont disparu. Hezbollah a été décimé par les Israéliens et l'aviation russe, qui joue un rôle fondamental pour le régime d'Al-Assad, elle est repartie en Ukraine. Donc le régime s'est retrouvé tout nu et il est tombé en dix jours. Donc changement complètement massif. En tombant, le régime syrien a exposé les vulnérabilités de l'Iran. qui par ailleurs n'a pas réussi son opération. Enfin, il l'a partiellement réussi. Ces frappes contre Israël, mais c'est un vrai sujet quand même, ces milliers de missiles balistiques, c'est un vrai sujet pour les Israéliens, mais aussi pour nous, Européens, parce qu'un jour ou l'autre on les aura de l'autre côté de la Méditerranée, ces missiles. Donc, ils sont en position de vulnérabilité, ce qui est nouveau pour eux et la tentation est d'en finir pour une bonne fois avec leur programme.
Steve Nadjar
D'autant plus que certains systèmes de défense aériens iraniens ont été détruits par les Israéliens.
Pierre Lellouche
— Les Iraniens essayent d'en acheter des nouveaux, des S-400 Russie, mais pour l'instant les Russes n'y ont pas donné. Donc, il y a une fenêtre pour attaquer l'Iran avec des bombes pénétrantes, énormes.
Steve Nadjar
— Bunkerbusters, disaient les Américains.
Pierre Lellouche
— Bunkerbusters… sauf qu'ils sont largués par des bombardiers américains B-2 et que les Israéliens n'ont pas ça.
Steve Nadjar
— Est-ce qu'ils peuvent convaincre Trump, désormais, plutôt ?
Pierre Lellouche
— Oui, mais je ne sais pas jusqu'à quel point les américains sont prêts à se lancer dans une opération de ce genre, sachant qu'il n'y a jamais une garantie à 100% que le programme soit totalement détruit, que ça peut même souder le peuple iranien derrière ce qui reste du régime. Donc ce sont des questions extraordinairement délicates. sur laquelle moi je ne peux pas avoir de jugement parce que je n'ai pas tous les éléments. Beaucoup de choses sont secrètes, classifiées et autres. Donc si on n'a pas tous les éléments, c'est difficile de se faire un jugement. Mais c'est une opération risquée. En même temps, c'est un risque contre un autre risque.
Un Iran nucléaire aura des conséquences gravissimes sur la prolifération nucléaire dans la région du Proche-Orient. Parce que l'Iran nucléaire, moi je l'ai testé avec les chefs d'État de la région. Erdogan, l'émir d'Abu Dhabi, tous les Égyptiens, tous les chefs d'État avec qui j'ai évoqué la bombe iranienne, vous dites si l'Iran a la bombe, moi je fais la bombe. Donc vous aurez un Moyen-Orient complètement nucléarisé si cette option nucléaire est retenue par l'Iran.
Steve Nadjar
— Et terminons avec cette déclaration hier du directeur de l'AIEA, Raphaël Grossi. L'Iran appuie sur l'accélérateur pour porter ses capacités de production de uranium hautement enrichies à un niveau de pureté proche de la qualité militaire.
Merci beaucoup, Pierre Lellouche, d'avoir été avec nous dans le Jeu Politique Le Mag. Je rappelle le titre de votre nouveau livre, « Engrenages, la guerre d'Ukraine et le basculement du monde ». Lecture importante, à très bientôt.
Pierre Lellouche
— Merci beaucoup.
Interview sur Radio J dans l’émission de Géopolitique. Le 16 janv. 2025
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