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Malheur aux vaincus et autres vassaux

Malheur aux vaincus et autres vassaux

« Un grand moment de télévision », a pronostiqué, en expert, Donald Trump au sortir de son incroyable réception de son collègue ukrainien Zelinsky, dans le Bureau ovale, ce vendredi 28 février 2025. Pas seulement : c’est un moment d’histoire que cette humiliation violente, publique, en mondiovision, infligée au perdant, Zelinsky, par son ex-protecteur, le président des États-Unis. Un lâchage en direct, « obscène », a dit François Hollande, mais qui a le grand mérite de mettre au clair les perspectives de sortie de la guerre d’Ukraine et, derrière elles, celles du continent européen tout entier. Ces perspectives sont tout sauf réjouissantes.

Si on laisse de côté l’incroyable brutalité dont ont fait preuve Trump et Vance, le contenu de la « conversation », si l’on ose l’appeler ainsi, n’est nullement nouveau. Les principales données sont connues depuis des mois, comme j’ai eu l’occasion de les rappeler dans mon livre Engrenages :

  1. Les Ukrainiens ne peuvent pas regagner militairement les territoires perdus du Donbass et de la Crimée. Ceci est acquis depuis le début de 2023.
  2. La poursuite de la guerre d’usure, en raison de l’écart démographique (30 millions contre 145), n’est pas à leur avantage. Elle ne serait de toute façon possible que si les Américains continuaient à fournir des armes. Une « carte » maîtresse, comme dit Trump, dont les Ukrainiens ne disposent pas et que Trump entend faire payer très cher : minerais et cessez-le-feu.
  3. Le cessez-le-feu, justement, Zelinsky n’en veut pas. Ce qu’il veut, c’est un véritable traité de paix assorti de garanties de sécurité crédibles. Et ces garanties, c’est d’abord l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (inscrite dans la constitution ukrainienne) ou, à défaut, une armée européenne de 200 000 hommes.
  4. Problème : Trump ne veut pas entendre parler (comme son prédécesseur Biden d’ailleurs, et avant lui, Obama) de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN – ironiquement, la cause directe pourtant de cette guerre ! Pour une raison simple : pas question de risquer « une troisième guerre mondiale » avec la Russie.
  5. « L’armée européenne » de 200 000 hommes n’existe pas. Ce qui peut exister éventuellement, c’est un petit corps expéditionnaire de 30 à 40 000 hommes, composé essentiellement de soldats français et britanniques. Mais ce sera une force « non combattante », nous dit Macron, très insuffisante pour dissuader une éventuelle agression russe sur une ligne de front de 1 000 km, et de surcroît privée du soutien logistique et aérien nécessaire. D’où la demande exprimée, toujours dans le même Bureau ovale la semaine dernière, par Macron comme par Starmer, d’une garantie américaine « au-dessus », si l’on ose dire, de la garantie européenne. Là encore, réponse négative des Américains : une telle garantie ne signifierait rien d’autre que l’élargissement de fait de l’OTAN à l’Ukraine. Pour les mêmes raisons, les Russes sont également contre : pour eux, ce serait l’OTAN sans le nom.

Alors que faire ?

Pour avoir, depuis 30 ans, ignoré la question ukrainienne, tout en ayant massivement désarmé, les Européens sont aujourd’hui en panique. Le protectorat américain s’achève : pire, le protecteur est désormais vu comme aussi dangereux que l’adversaire. L’Europe connaissait un démon, elle s’en découvre deux à présent ! L’Occident, vient de dire Mme Kallas, la « ministre des Affaires étrangères de l’UE », a besoin d’un nouveau leader. Mais qui ? Et surtout avec quels moyens ?

La rupture, en tout cas, est définitivement consommée quant à la nature du problème.

Revêtu de son habituelle tenue de guerrier, Zelinsky pensait pouvoir dérouler devant Trump son argumentaire habituel, celui qu’il tient sans relâche depuis trois ans et qui a fonctionné jusqu’ici parfaitement auprès des Européens (hors Hongrie) comme de l’administration Biden : « L’Ukraine est votre première ligne de défense. Le sang ukrainien coule pour vous, les Russes sont à vos portes. Vous êtes les prochains sur la liste : payez ! » Un gros zeste de rappel historique (Munich 1938), un autre de complexe de culpabilité occidental pour tout ce sang versé pour nous, « les planqués », la formule déclinée devant tous les parlements, toutes les conférences et autres événements artistiques par le président communicant en chef, avait été jusqu’ici d’une remarquable efficacité. 150 milliards d’euros versés par les Européens, une presse unanime ou presque : tout cela était censé durer « autant que nécessaire », selon la mantra répétée à l’infini par les chancelleries occidentales, « Kiev seul » décidant du moment de négocier… L’Ukraine ne se battait-elle pas pour « le Bien contre le Mal » (Biden), ne nous protégeait-elle pas de la Russie, « la menace existentielle contre l’Europe » (Macron) ?

Sauf que…

Sauf que Biden parti, l’argument ne passe plus, mais plus du tout chez Trump. Ce dernier, qui doit à Zelinsky sa première procédure de destitution en 2018, prend l’Ukrainien pour un super-vendeur, expert en escroquerie du contribuable américain : « À chaque fois qu’il vient ici, il repart avec des milliards. » Quant à JD Vance, il se souvient parfaitement que Zelinsky a eu la mauvaise idée de faire campagne avec Kamala Harris, en allant visiter avec elle une usine d’armement en Pennsylvanie.

Résultat, quand Zelinsky a commencé à dire que, malgré ce « bel océan Atlantique qui la protège », l’Amérique aussi aurait un jour un problème avec la Russie, c’est à ce moment précis que Trump a littéralement explosé, conseillant à son interlocuteur de s’occuper de ses problèmes à lui, pour lesquels il n’avait « aucune carte » dans son jeu, tandis que le vice-président Vance exigeait de Zelinsky des « remerciements »… On connaît la suite.

L’important, dans cette scène, ne tient pas seulement à sa brutalité, ni même au revirement américain. L’Amérique sait parfaitement tourner le dos à ses alliés d’hier : en 1918, lors de la non-ratification du traité de Versailles ; à Saïgon ou à Kaboul ; sans oublier les chefs d’États amis abandonnés sans autre forme de procès, du Shah d’Iran à l’Égyptien Moubarak… Pour Trump, la question ukrainienne ne se pose plus : il a « confiance dans la parole de Poutine ».

L’important, ici, c’est que l’Amérique abandonne l’Ukraine, alors que les Européens, eux, à tort ou à raison ?, continuent à croire au leitmotiv ukrainien : après Kiev, les Baltes, la Pologne, et qui sait, Berlin ou Paris…

Si tel est le cas, les Européens vont devoir passer du rôle de supporters enthousiastes, mais confortablement installés dans leur canapé, à celui de participants directs – du moins à son règlement sur place. Une mission risquée, dans un pays ravagé, instable politiquement et surmilitarisé, dont une bonne part de la population n’acceptera jamais l’amputation de son territoire au profit des « cochons » russes.

Tandis que les conseils de guerre improvisés se succèdent à un rythme effréné (Paris, Kiev, Londres en huit jours), les questions restent les mêmes : qui ira ? La France et l’Angleterre, mais semble-t-il pas l’Allemagne, ni la Pologne, ni l’Italie… Avec quelles forces ? Et quel financement ?

Le nouveau chancelier allemand vient d’évoquer l’élargissement de la dissuasion nucléaire française et/ou britannique. Mais avec quel doigt sur le bouton ?

Engrenages toujours…

Pierre Lellouche

Figaro Vox
28 février 2025

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B
Bonjour Mr le Ministre, ce scandaleux "clash" en forme de show à grand spectacle ridiculise l' Amérique capable en 2 mois de changer de cap "à 360° en changeant de "président stupide" (sic) On comprend l'attitude +/- méprisante de nombreux chefs d'Etat et leur absence de confiance dans une telle "démocratie" versatile, impulsive, mercantile, cupide et ayant à sa tête des cow boys qui font du rodéo avec son peuple et celui des autres. Et qui gagne du fric en perdant des guerres. Parce que la seule chose qui compte pour ces gens là, c'est bien le fric. Stiglitz l'a démontré autrefois... Bien respectueusement, E.B.
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