Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
12 Janvier 2025
Tout s'effondre; le centre ne tient plus; L'anarchie s'abat sur le monde, La marée teintée de sang monte, et partout L'innocence est noyée ; Les meilleurs perdent tout courage, tandis que les plus vils Se gonflent de l'ardeur de passions mauvaises...
En cette fin d'année 2024, la géopolitique se décline en vers...
Ceux du poème de Yeats, The Second Coming, écrit en 1919 au sortir de la Grande Guerre. Le poète irlandais y annonçait l'holocauste, plus terrible encore, qui devait suivre vingt ans plus tard : "la deuxième venue", celle de l'Antéchrist, "rampant vers Bethléem".
Un siècle nous sépare de ce poème. Pourtant, chacun de ses vers, terribles, sonne comme le glas de cette année 2024, annus horribilis, sans doute la plus sinistre et la plus dangereuse dans l'histoire du monde depuis les deux guerres mondiales.
Oui, le centre ne tient plus. Il n'est plus.
Et notre monde ne connaît plus de règles, hormis celles de la puissance brute et de la guerre.
Le Conseil de sécurité de l'ONU, paralysé par l'affrontement entre les démocraties et la Russie, n'est plus que le voyeur impuissant de l'anarchie qui s'est en effet abattue sur le monde. « L'ordre fondé sur le droit », le fameux "rules based international order" construit par les Occidentaux en 1945, est ouvertement contesté par un « Sud global » revanchard, nationaliste et autoritaire qui n'a que faire de nos sanctions comme de nos valeurs, et nous les renvoie même à la figure, dénonçant notre duplicié, nos indignations à géométrie variable : "Vous armez l'Ukraine au nom des grands principes, mais vous laissez massacrer les enfants de Gaza !"
Et voici l'antisémitisme devenu globalisé et même légitimé au nom de l'antiracisme, tandis que le monde laisse le régime taliban encager littéralement la totalité des malheureuses femmes afghanes.
Plus de règles, ni morale, donc. Plus de contrôle sur les armements non plus : ni sur le programme nucléaire iranien, qui s'accélère, ni sur les missiles intercontinentaux nord-coréens, protégés par Moscou et Pékin. Quant à la justice internationale, elle est ouvertement instrumentalisée, tantôt par les uns pour condamner Poutine, tantôt par les autres pour punir Netanyahou.
La marée de sang, elle, monte toujours, sans répit. Un institut britannique, l'Acled (Armed Conflict Location and Events Data), a dénombré pas moins de 233 000 morts civils dans 56 conflits militaires simultanés en 2024, soit 30 % de victimes en plus en 1 an : 1 personne sur 8 dans le monde a été exposée à un conflit militaire au cours de l'année écoulée.
C'est sans conteste le « coup Prague » raté de Poutine en Ukraine, le 24 février 2022, qui a mis en mouvement l'engrenage des guerres et l'utilisation décomplexée de la violence partout dans le monde, mettant fin aux espoirs de l'après-guerre froide, et accélérant les mouvements telluriques déjà à l'œuvre dans les rapports de force entre les nations. En Europe même, trois ans de guerre de très haute intensité sur 1 000 km de front ont déjà fait 1 million de tués et de blessés parmi les combattants des deux côtés. Mais il y a pire, si l'on ose dire : car la guerre d'Ukraine, devenue depuis avril 2022 une guerre par procuration non déclarée entre la Russie et l'Otan, a métastasé dans plusieurs régions du globe, percutant celle du Hamas du 7 octobre 2023, s'imbriquant étroitement dans les conflits à répétition du Proche-Orient, mais aussi dans ceux d'Afrique et d'Extrême-Orient.
On y retrouve partout les mêmes acteurs, russes, américains, iraniens, nord-coréens, turcs, dans un enchevêtrement de missiles et de morts. Partout, l'engrenage mortifère de la guerre d'Ukraine fait sentir ses effets : ainsi de l'Arménie, dépecée par l'Azerbaïdjan et la Turquie, tandis que son protecteur russe est resté l'arme au pied. Même conséquence en Syrie, où le régime sanguinaire d'el-Assad a succombé en douze jours, faute de fantassins du Hezbollah battus par Israël et du soutien de l'aviation russe, rapatriée sur le front ukrainien. Le Liban et la Syrie effondrés, c'est la région tout entière qui bascule, alors que le danger terroriste reste omniprésent. À présent, la Turquie l'emporte et menace d'en finir avec la minorité kurde, notre alliée pourtant dans la guerre contre Daech. Et la tentation est grande de plusieurs côtés (à Jérusalem comme à Washington) d'en finir une bonne fois avec le régime des mollahs et sa bombe atomique en gestation.
En Asie, l'irruption de soldats nord-coréens dans une guerre européenne est vécue comme un séisme géopolitique, ce qu'elle est : à Séoul comme à Tokyo, l'heure est au réarmement accéléré, y compris nucléaire. Cela, alors que la Chine étend sa mainmise sur toute la région, se préparant à étouffer littéralement Taiwan.
Engrenages toujours jusqu'en Afrique, où Français et Américains ont été littéralement expulsés, au profit des Russes, Chinois ou autres Turcs. Tandis que les plus vils se gonflent de passions mauvaises, ceux qui ont en charge la survie de notre vieille civilisation européenne courent dans tous les sens, tels des lapins affolés, pris dans le faisceau des phares d'une voiture. Les uns se précipitent à Moscou, comme le Slovaque Fico ou le Hongrois Orban ; d'autres attendent le salut de Mar-a-Lago et « la deuxième venue » de Trump à Washington. Quant aux deux États fondateurs de « l'Europe », leurs dirigeants morts-vivants, MM. Scholz et Macron, n'ont plus qu'instabilité politique et faillite économique à offrir à leurs peuples déboussolés... Le réarmement, pourtant urgent et indispensable, attendra.
Reste l'espoir impossible qu'en 2025, les choses, comme par miracle, finissent par s'arranger : Trump n'a-t-il pas promis « d'arrêter les guerres », tout en prévoyant, il est vrai, de s'emparer du Groenland, du canal de Panama et même du Canada... Pacifiquement, bien sûr.
Pierre Lellouche, ancien ministre, auteur de « Engrenages. La guerre d'Ukraine et le basculement du monde » (Editions Odile Jacob, 2024).
31 décembre 2024 - N°24992 - Le Figaro