Idées et analyses sur les dynamiques politiques et diplomatiques.
13 Janvier 2025
Ou comment l’indignation et l’émotion ne sauraient servir de boussole stratégique.
Politique Internationale — Quelles sont, à vos yeux, les erreurs commises par les démocraties ces dernières années ?
Pierre Lellouche — La guerre d’Ukraine a un agresseur : la Russie, qui paie et paiera cette erreur — nous y reviendrons.
Mais lorsque l’administration Biden, suivie docilement par les Européens, s’est engagée dans cette guerre à partir d’avril 2022 en décidant d’armer puissamment l’Ukraine et de saigner l’armée russe pour « lui ôter l’envie de recommencer » (Llyod Austin), les Occidentaux ont probablement commis la pire erreur parmi les nombreuses déjà commises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour une raison simple : ils se sont engagés dans une guerre par procuration, non déclarée, contre la Russie sous le coup d’une émotion certes compréhensible, mais sans réfléchir aux conséquences immenses de ce qu’ils venaient de décider. Sans non plus le moindre but de guerre précis, sauf « le Bien contre le Mal » (Biden), avec un engagement « aussi longtemps que nécessaire » (as long as it takes), oubliant ce que Clausewitz nous a enseigné : « Le dessein politique est le but, la guerre est le moyen. Un moyen sans but ne se conçoit pas. » Trois ans après, notre but de guerre, à nous Occidentaux, n’est toujours pas défini alors que la négociation devient inévitable et qu’elle se fera alors que les Russes sont en position de force.
La première conséquence de cette guerre est que, partie d’un différend local (le statut de l’Ukraine et du Donbass), elle est devenue une guerre mondialisée et qu’elle marque le passage d’un monde à un autre. Le basculement précédent avait eu lieu il y a exactement 33 ans, au moment de la dislocation de l’URSS et la fin de la guerre froide. À l’époque, on nous avait annoncé le début d’une réconciliation possible entre l’Est et l’Ouest sous le signe de la mondialisation heureuse. Il était question de développer les pays pauvres, de bâtir un monde sans guerre, basé sur les échanges économiques. C’était la grande théorie que j’avais à l’époque critiquée dans mon livre Le Nouveau Monde, de l’ordre de Yalta au chaos des nations (1992). Je subodorais que l’avenir qu’on nous prédisait avec Fukuyama était un peu trop rose pour que ça marche. Et ça n’a pas marché.
Ce n’est pas parce que tout le monde porte des Nike et des blue-jeans, mange des hamburgers et écoute Beyoncé que le règne de la paix universelle est sur le point d’advenir. Les peuples ne sont pas devenus des peuples de consommateurs interchangeables. Au contraire, l’uniformisation économique du mode de vie n’a fait que renforcer les identités. Donc, la première erreur a été de croire à cette fable qu’était la « fin de l’Histoire » et de procéder à un complet désarmement qui fait que, trente ans après, en Ukraine, on se rend compte que l’Europe s’est littéralement déshabillé sur le plan stratégique. Mais la guerre appartenait à une autre époque. Et, comme disait l’excellent Laurent Fabius, le moment était venu de profiter des « dividendes de la paix ».
Deuxième erreur, corollaire de la première : l’idée de nation s’étant évaporée, la France a décidé de se lancer à fond dans une stratégie européiste. On célébrait les vertus de la libre circulation, le confort, Schengen, on nageait dans le bonheur. Tout se ferait désormais « en Européen », comme aime à le répéter aujourd’hui Emmanuel Macron, y compris notre défense.
Avec l’Ukraine, on a basculé dans tout à fait autre chose. La guerre est revenue en Europe et, à cette occasion, on s’est aperçu qu’elle n’avait en fait jamais disparu : l’IISS en a compté 183 rien qu’en 2023 ! Il y a des conflits partout, extraordinairement meurtriers : les Iraniens se mettent à tirer des missiles balistiques sur Israël ; les Israéliens rasent littéralement Gaza ; les Soudanais s’entretuent ; et les dominos au Proche-Orient tombent les uns après les autres, jusqu’à la Syrie de Bachar el-Assad. Bref, on entre dans une période extrêmement violente et difficile de l’histoire du monde, caractérisée par une utilisation de la force parfaitement décomplexée et chaotique.
P. I. — Comment en est-on arrivé là ? Quelles ont été les grandes étapes de cette évolution ?
P. L. — En fait, le moment de bascule s’est produit le 11 septembre 2001. Ce jour-là, le XXIe siècle a commencé par une attaque directe contre la première puissance mondiale, qui venait de gagner la guerre froide.
Il se passe alors deux choses. D’abord, l’Amérique s’embarque dans 25 années de guerre contre le terrorisme. Des guerres folles, une succession d’escalades et d’impasses qui se sont terminées par des retraits piteux en Syrie, en Libye, mais surtout en Afghanistan. C’est ce que j’appelle la « grande diversion », qui va lui faire gaspiller énormément d’argent et d’efforts… pour rien. La seule intervention en Afghanistan a coûté plus de 2 000 milliards de dollars aux États-Unis. Parce que, pendant ce temps-là, que font les Chinois ? Eh bien, ils entrent dans l’OMC et bâtissent une Chine ultra-performante, nationaliste et puissamment réarmée.
Le deuxième élément, c’est que, par amateurisme, les Américains n’ont pas su gérer la fin de la guerre froide. Ils n’ont pas pris le temps de bâtir le monde suivant. Bill Clinton porte une très lourde responsabilité dans ce fiasco. On aurait pu traiter la Russie comme un pays libéré du communisme qu’on aurait intégré dans la famille du monde libre. C’est ce que souhaitait Bush père et que Jim Baker avait compris. Au lieu de cela, Clinton a cédé aux pressions des lobbys des diasporas polonaise, ukrainienne et autres qui agitaient le chiffon rouge sur le thème « au secours les Russes reviennent » ! Le complexe militaro-industriel a également joué un rôle : il fallait bien trouver des raisons d’être à l’OTAN, faute d’une menace existentielle sur l’avenir de l’Europe et alors que le Pacte de Varsovie venait d’être dissous. Je me souviens du temps, au début des années 2000, où l’on décida d’impliquer l’OTAN en Afghanistan (où elle ne jouera d’ailleurs aucun rôle), tout simplement parce qu’il fallait qu’on lui trouve une raison d’être « hors zone » comme on disait alors : « NATO must go out of area or it will go out of business »…
P. I. — Y a-t-il eu un malentendu ?
P. L. — C’est la grande question qu’évoque mon ami Georges-Henri Soutou dans son denier livre La Grande Rupture sur les relations Est-Ouest depuis 1989. Qu’avons-nous raté ? Y avait-il un autre avenir possible ? Les Occidentaux n’y pouvaient-ils rien ou auraient-ils pu faire mieux ? Pour ma part, il me semble, que c’était l’occasion de bâtir autre chose à un moment où les Russes étaient prêts à le faire. Au début des années 1990, il y avait en Russie des mouvements démocratiques. Même Poutine, lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2000, envisageait d’entrer dans l’OTAN lorsqu’il reçut Clinton à Moscou. Souvenez-vous : pendant la guerre d’Afghanistan, les Russes ont aidé les Américains — et nous d’ailleurs. C’est après que les relations se sont tendues progressivement. Au fil des années, la fierté nationale russe s’est renforcée à mesure que les Américains, dont l’attention était déjà accaparée par la Chine, se détournaient de la Russie — un pays qu’ils considéraient comme un État vaincu, ravalé au rang de puissance régionale, « une grosse station d’essence avec des bombes atomiques », comme disaient avec un certain mépris Barack Obama et John McCain… En est résulté une exaspération croissante côté russe, nourrie par l’hubris de l’engagement américain dans l’ex-Yougoslavie (hors ONU) et, bien sûr, par l’élargissement de l’Otan tout au long des années 1990.
En fait, comme l’avoue lui-même Brzezinski dans son livre majeur Le Grand Échiquier (1997), les Américains n’ont jamais eu l’intention de considérer la Russie à parité avec eux-mêmes. Tout le malentendu vient de là. C’est sur ce terreau qu’a pris racine la guerre d’Ukraine, en vérité la guerre de sécession de l’Ukraine. On aurait pu gérer les aspirations nationales ukrainiennes pacifiquement dès le début des années 1990 si l’on avait eu la sagesse de poser sur la table la question du statut de ce pays dans l’après-guerre froide au moment où existait une relation de confiance entre Américains et Russes. Au lieu de cela, la petite Ukraine a été prise en sandwich entre les deux empires, l’Amérique unipolaire et la Russie qui essayait de renaître, et elle s’est retrouvée écrasée entre les deux. Tant que les tensions n’étaient pas trop fortes, au début des années 1990, les problèmes ont pu être contenus. Par exemple, on a su régler la question du statut de la base de Sébastopol où j’ai vu des navires ukrainiens et russes amarrés sur le même quai, ou celle des 5 000 têtes nucléaires ex-soviétiques stationnées sur le sol ukrainien que les Américains et les Russes ensemble réussirent à rapatrier en Russie.
P. I. — En échange de quoi, Moscou s’était engagé à ne pas violer les frontières de l’Ukraine, ce qui ne l’a pas empêchée de s’emparer de la Crimée en 2014…
P. L. — Oui, bien sûr, c’était l’objet du mémorandum de Budapest de 1994 dont la France était également garante (on trouvera le texte de la garantie française en annexe de mon livre sous la forme d’un unique paragraphe signé François Mitterrand). L’invasion de la Crimée intervient après plusieurs autres événements importants, notamment le discours de Poutine devant la conférence de Munich sur la Sécurité en 2007 et le sommet de l’Otan de Bucarest en 2008, où Bush fils prend le contrepied de son père et milite pour l’adhésion immédiate de l’Ukraine et de la Géorgie. Les Russes avaient laissé faire bon gré mal gré l’élargissement des années 1990 à l’Europe centrale, mais lorsqu’il s’est agi de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Géorgie, ils ont dit niet. C’était clairement pour eux une zone d’influence russe. De grandes voix, à commencer par celle de George Kennan, le père de la doctrine du containment en 1947, avaient pourtant mis en garde les dirigeants américains : n’élargissez pas l’Otan, ce serait une grave erreur qui aboutirait à recréer les conditions de la guerre froide. C’est ce qui s’est passé…
P. I. — Comment aurait-il fallu traiter la question ukrainienne ?
P. L. — L’Ukraine a toujours été une tache blanche dans la mémoire historique des Européens et plus encore des Américains. Pour nous, comme d’ailleurs pour les Russes, ce pays n’existait pas, c’était un simple appendice de la Russie. À trois reprises, au cours des cent dernières années, la question ukrainienne a surgi, toujours à l’occasion d’une guerre mondiale ou d’une révolution en Russie. En 1919, un certain Margulis a été envoyé à Versailles à la tête d’une délégation ukrainienne pour faire valoir les revendications nationales des Ukrainiens. Les Américains et les Français lui ont opposé une fin de non-recevoir et lui ont suggéré d’aller voir l’amiral Koltchak, le chef des armées blanches, ou de s’arranger avec les Bolcheviks. Dans l’esprit des vainqueurs de la Grande Guerre, des vaincus également, des Russes blancs comme des Bolcheviks, un État ukrainien n’avait aucun sens.
Dans les années 1930, Benoist-Méchin, qui devait sombrer ensuite dans la collaboration, publie Le Fantôme de l’Europe, dans lequel il revient sur cet épisode et prend la défense de l’Ukraine qu’on a découpée en morceaux au moment du traité de Versailles. Il espère qu’un Occidental va enfin se dresser pour inverser le cours du destin. Et, pour lui, cet Occidental, c’est Adolf Hitler. De la même façon qu’aujourd’hui, pour les Ukrainiens, le sauveur s’appelle — ou s’appelait — Joe Biden.
Deuxième étape : en 1941, Les Allemands arrivent et se servent de Bandera et des nationalistes ukrainiens comme supplétifs des Einsatzgruppen pour massacrer les Juifs et envahir plus facilement le pays. Bon nombre d’Ukrainiens se transforment alors en alliés des génocidaires. Personne ne veut trop en parler aujourd’hui, mais c’est pourtant ce qui s’est passé. Dès 1941 aussi, l’aventure ukrainienne est stoppée net. D’abord par Hitler qui met Bandera en prison, puis par Staline qui, en 1945, fera de l’Ukraine une république soviétique en traçant ses frontières internationales actuelles.
Troisième épisode : en 1991, cette fois, le divorce est consommé pacifiquement. Boris Eltsine et ses homologues — le Biélorusse Stanislaw Chouchkievitch et l’Ukrainien Léonid Kravtchouk — se réunissent pour acter la fin de l’Union soviétique. Une semaine plus tard, Gorbatchev signe la dissolution de l’URSS et quitte le Kremlin. L’Ukraine devient indépendante, elle existe à nouveau. Et une question se pose : qu’est-ce qu’on en fait ? Dès lors que l’Ukraine n’appartient plus à la Russie, qui va contrôler cette partie absolument stratégique du centre de l’Europe située entre l’Allemagne et la Russie ? Vous connaissez le mot fameux de Mackinder : « Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle l’Eurasie, et qui contrôle l’Eurasie contrôle le monde » (1). Voilà que cette question cruciale refaisait surface.
Il y avait trois solutions possibles : soit on laissait l’Ukraine sous influence russe, on avait la paix et les frontières ne changeaient pas. Soit, comme le souhaitait la partie ouest de l’Ukraine, qui est très anti-russe, l’Occident prenait le pays sous son aile. Mais, dans ce cas, il ne fallait pas désarmer, il ne fallait pas se droguer au gaz russe bon marché et il fallait se préparer à un affrontement pour dissuader la Russie. Soit, troisième option, on évitait le risque d’un affrontement en faisant de l’Ukraine un pont entre l’Est et l’Ouest. Ce qui demandait du temps, de l’argent et de la diplomatie. Or la seule chose qui intéressait les Allemands, c’était le gaz russe, parce que c’était là le socle de leur prospérité économique et de leur politique d’exportations vers la Chine…
P. I. — Et les Français ?
P. L. — Ils ont, eux aussi, privilégié le business et leurs bonnes relations avec les Russes en suivant l’Allemagne : des satellites russes étaient lancés depuis la base de Kourou, on leur a même vendu des Mistrals… Nous avons investi 25 milliards d’euros en Russie et sommes devenus le premier employeur étranger du pays (350 000 personnes)
P. I. — Même question pour les Américains…
P. L. — Eux n’avaient pas vraiment de stratégie à l’égard de l’Ukraine, qui ne les intéressait guère. À l’automne 1991, juste avant le référendum ukrainien sur l’indépendance, Bush père, alors en visite à Kiev et s’exprimant devant le Soviet ukrainien au grand complet, exhorta les Ukrainiens à renoncer à l’indépendance. L’Amérique ne soutiendrait pas une guerre ethnique. Le pays a commencé à apparaître sur leur carte du monde quand, en 2019, Donald Trump a essayé d’instrumentaliser une vieille affaire dans laquelle aurait trempé le fils Biden — et cela, pour embarrasser le père qui se présentait contre lui à la Maison-Blanche. La manœuvre a échoué après qu’un lanceur d’alerte eut prévenu le Congrès, provoquant la première procédure de destitution contre Trump. C’est dire le sérieux de la politique américaine à l’égard de l’Ukraine…
Tous ces errements occidentaux qui ont suivi la dissolution de l’URSS traduisent en fait une profonde méconnaissance de la réalité : pour les Russes, l’Ukraine est tout simplement une partie de la Russie, point barre. Et tous les Russes sont d’accord là-dessus : de Gorbatchev à Eltsine, en passant par Soljenitsyne et même jusqu’à Navalny avant son incarcération, tous ont toujours pensé que l’Ukraine, ou tout au moins la partie orientale du pays, le Donbass conquis par Catherine II et peuplé de Russes, appartenait à la sphère d’influence russe.
P. I. — Pourquoi la Russie s’est-elle engagée à respecter les frontières de l’Ukraine si, comme vous le dites, elle considère que c’est une terre russe depuis des siècles ?
P. L. — Parce que c’était l’époque, au début des années 1990, où tout se passait bien. Tout le monde, y compris Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères russe, pensait de façon un peu euphorique qu’on allait entrer dans un autre monde et que la Russie finirait peut-être par rejoindre l’Union européenne ou même l’OTAN, comme je vous l’ai déjà dit.
P. I. — En 2014, qu’aurait-il fallu faire quand la Crimée a été envahie, puis annexée ?
P. L. — L’invasion de la Crimée a été un second tournant : il aurait fallu décider d’en faire un moment de rupture, taper du poing sur la table, réarmer, aider militairement l’Ukraine et tenir les Russes à distance. Mais ce n’est pas du tout ce qu’on a fait. L’Ukraine n’a pas été réarmée à ce moment-là. Au lieu de cela, on a décrété de vraies-fausses sanctions, extrêmement modestes, qui ont permis en réalité de continuer comme avant. Certes, François Hollande a sacrifié les Mistrals mais, comme vous le savez, les Émiriens ont mis la main à la poche pour indemniser les Russes et on a donné les bateaux aux Égyptiens. Business as usual…
P. I. — Les appétits de Poutine, quelles que soient les erreurs commises, n’ont-ils pas été encouragés par la reculade d’Obama dans l’affaire syrienne en 2013 ?
P. L. — Absolument. De la même façon que l’agression contre l’Ukraine en 2022 suit le piteux désengagement américain d’Afghanistan six mois plus tôt. Comme à leur habitude, quand ils ont senti que les Occidentaux ne se battraient pas, les Russes ont simplement poussé plus loin. Dans la mesure où ils étaient convaincus que les Américains avaient organisé une sorte de coup d’État à Kiev en renversant Ianoukovitch, ils devaient marquer le coup, soutenir les séparatistes et reprendre la Crimée qui est une terre russe (en fait une terre turque conquise par Catherine II) « donnée » en 1956 par Khrouchtchev à la république soviétique d’Ukraine.
P. I. — Il aurait fallu ne pas accepter ce coup de force…
P. L. — Ou alors tenter de trouver une solution politique. C’est ce qu’on a essayé de faire avec les accords de Minsk. S’ils avaient été appliqués, ces accords auraient institué un État ukrainien décentralisé avec un large statut d’autonomie locale accordé au Donbass, et cela en échange de l’intégrité territoriale, le cas de la Crimée restant en suspens. C’était l’idée générale. Je ne dis pas que Poutine était nécessairement de bonne foi mais ce que je sais, c’est que les Ukrainiens n’étaient pas de bonne foi du tout puisqu’ils n’ont jamais eu l’intention de voter les lois d’autonomie. Pour une raison simple : la partie occidentale de l’Ukraine pensait que rendre autonomes les régions du Donbass revenait à donner aux Russes un droit de veto sur l’entrée souhaitée dans l’OTAN.
Le processus de Minsk aurait pu être une solution diplomatique viable à condition que chacune des parties joue le jeu. Le problème, c’est qu’il n’y a pas eu de jeu, ni du côté ukrainien ni du côté russe, et que les puissances extérieures n’ont pas vraiment insisté. Il y eut ensuite la tentative de François Hollande de transformer cette négociation en « groupe de Normandie », avec les Allemands mais toujours sans les Américains. Et, pour la première fois, avec le nouveau président ukrainien Zelensky, un sommet est organisé en décembre 2019 à l’Élysée, où l’on se met enfin d’accord sur les questions pratiques posées par le vote de la loi ukrainienne et le retrait des forces russes. Sauf que Zelensky, qui vient d’être élu, se heurte à la rue et à la classe politique ukrainiennes qui ne veulent pas entendre parler de cette « trahison ». Pour eux, il est hors de question de laisser la partie est de l’Ukraine plus ou moins sous le contrôle des Russes via une fédéralisation. Poutine, qui est venu à Paris pour voir Zelensky et passer cet accord, pense à ce moment-là qu’on l’a trompé. Du coup, c’est la rupture. Ensuite, survient la crise du Covid et, deux ans plus tard, le retrait américain d’Afghanistan. On connaît la suite…
P. I. — Quelle serait, selon vous, une solution juste pour le conflit ukrainien ? Et si cette solution se traduit par l’abandon de certains territoires, ne serait-ce pas une prime à l’agression ?
P. L. — Dans cette affaire, il y a deux façons de voir les choses. Ou bien on les regarde uniquement sous l’angle de la morale, de l’émotion et de la passion et, dans ce cas-là, il n’y a qu’une solution : la guerre et la poursuite de cette guerre qui a fait en trois ans un million de victimes, tués et blessés, des deux côtés. Jusqu’à, hélas, la destruction définitive de l’Ukraine, voire la troisième guerre mondiale si l’Otan devait s’impliquer aux côtés des Ukrainiens. Ou bien on les regarde de façon beaucoup plus réaliste et froide : plus personne ne croit que l’Ukraine peut gagner cette guerre si gagner signifie l’expulsion de l’armée russe des territoires occupés ou déjà annexés. Dans ce cas, l’objectif doit être de sauver l’Ukraine, de l’empêcher non pas de perdre, mais de perdre trop. Or, je le redis, nos gouvernants nous ont embarqués à partir d’avril 2022 dans une guerre de l’émotion, relayée par une presse unanimement anti-Poutine, unanimement convaincue que d’un côté il y a le « Bien » et de l’autre le « Mal », comme le dit Biden. D’un côté Churchill et de l’autre Hitler, comme l’ont souligné nos journaux, faisant de cette guerre notre guerre (Macron), mais sans avoir les moyens de la livrer et sans en fixer le but. Voilà comment on a vendu cette histoire aux Français, mais également aux Américains et aux autres Européens. On a joué à fond la carte de la liberté contre la dictature en évoquant même l’antienne de Daladier à Munich, toute autre analyse étant jugée a priori irrecevable car soit « défaitiste », soit pro-Poutine..
Aujourd’hui, la détérioration du rapport de force militaire sur le terrain et, bien sûr, l’élection de Trump nous forcent à nous poser la question centrale : quel est le but de cette guerre ? Reprendre la totalité du territoire de l’Ukraine ? Renverser Poutine et en finir avec les desseins impérialistes de la Russie, comme le proposent Garry Kasparov ou Nicolas Tenzer ? Ou bien l’objectif est-il d’essayer de sauver l’Ukraine alors qu’elle se trouve dans une situation militaire préoccupante ? C’est la question fondamentale. Question à laquelle nos dirigeants se gardent bien de répondre. On se contente de reprendre le mantra du Département d’État américain sous Biden traduit dans toutes les langues : as long as it takes, aussi longtemps que nécessaire. Trois ans et 200 milliards d’euros plus tard, 20 % du territoire ukrainien sont occupés, le pays est ravagé, la population ukrainienne a fondu de 52 millions de personnes en 1991 au moment de l’indépendance à 30 millions aujourd’hui contre 145 millions de Russes. Pas besoin d’être un mathématicien hors pair pour comprendre qu’ils n’ont pas assez d’hommes pour tenir dans la durée une ligne de front de 1 000 kilomètres.
D’autant qu’environ 300 000 jeunes Ukrainiens ont quitté le pays pour échapper à la guerre. Ce qui explique que, dans les tranchées, la moyenne d’âge soit si élevée. Ce sont des pères de famille de 40 ou 50 ans dont certains se battent depuis le début, qui n’ont jamais de permission, qui ne sont jamais relevés. Quant au matériel, tout ce qui pouvait être donné par les Européens l’a été, principalement par les Allemands. Nous Français, avons peu donné parce que nous n’avions rien en stock, sauf des VAB qui ont le double de l’âge de leurs chauffeurs et la moitié de nos canons Caesar, même si nous avons également livré des missiles Scalp et qu’il est question d’envoyer des Mirage 2000 en 2025. La vérité crue, c’est que la France a été tellement loin dans le désarmement militaire, qu’elle n’a plus les moyens de mener une guerre de haute intensité en Europe.
Cela fait trois ans que cette guerre dure, trois ans qu’on parle d’« économie de guerre » et trois ans qu’il ne se passe rien ou pas grand-chose. J’attends toujours, par exemple, que l’usine de Bergerac, où l’on fabriquait des obus de 155 mm qu’on livrait à Saddam Hussein, soit remise en activité. On ne cesse de dire qu’on va se battre jusqu’au dernier Ukrainien et que, pour des raisons morales, il est hors de question de reconnaître le fait accompli russe. D’accord, mais où sont les décisions ? Où en est notre budget de défense, paralysé par la crise politique qui, de toute façon ne prévoyait pas d’augmentation des matériels ou des effectifs ? Si l’on pense vraiment qu’il faut aider les Ukrainiens, alors il faut prendre conscience que les Ukrainiens tout seuls ne vont pas y arriver. Si l’on se situe dans cette logique, il faut a minima rouvrir les usines et, dans un deuxième temps, mettre en place des légions étrangères à la coréenne pour envoyer des hommes sur le front. Mais, vous l’aurez compris, ce n’est pas mon point de vue…
Si j’avais un conseil à donner aux Français, ce serait de reprendre la maîtrise de leur destin. Parce que je ne crois pas du tout que la Commission européenne soit outillée pour mener une politique commune en matière de défense. L’idée de confier la vie de nos soldats à Mesdames von der Leyen et Kallas me paraît surréaliste. Quelle est leur légitimité ? La remontée en puissance indispensable de nos armées ne dépendra pas d’une hypothétique « défense européenne », mais d’abord des choix que nous ferons nous-mêmes et de l’effort budgétaire que nous accepterons de consentir.
P. I. — Vous pensez que, si les Occidentaux laissent Poutine l’emporter en Ukraine, il n’ira pas plus loin ?
P. L. — Je ne crois pas une seule seconde qu’il ait l’intention d’aller au-delà et, surtout, qu’il ait les moyens de le faire. Son armée a déjà énormément de mal à grignoter des territoires en Ukraine et à reprendre le contrôle du Donbass. Comment voulez-vous qu’elle soit en état d’aller conquérir Berlin ou Paris ? Maintenant, si ceux qui sont convaincus que les troupes de Poutine s’apprêtent à déferler sur l’Europe veulent être cohérents, il faut qu’ils se préparent et qu’ils prennent des décisions en conséquence. Cela fait très longtemps que je fais de la politique et je n’ai jamais vu un tel décalage entre le discours et la réalité.
P. I. — Précisément, on voit se dessiner, dites-vous, un axe anti-occidental Chine-Russie-Corée du Nord-Iran, que vous appelez « les quatre cavaliers de l’Apocalypse »…
P. L. — La guerre d’Ukraine, je l’ai dit, a eu deux conséquences majeures : clôturer l’après-guerre froide et nous faire entrer dans une ère de guerre tout en rouvrant la question centrale du contrôle et de la stabilité du centre Europe entre la Russie et l’Allemagne. Mais cette guerre a eu également une troisième conséquence, plus grave encore : le « basculement du monde », comme l’indique le titre de mon livre. Le conflit ukrainien a joué le rôle d’accélérateur de mouvements telluriques déjà à l’œuvre dans les rapports de force entre les nations, préparant de fait dans le chaos l’avènement d’un monde post-occidental.
De ce point de vue, le premier impact du conflit non déclaré entre l’Otan et la Russie est d’avoir donné naissance à une alliance stratégique entre la Chine et la Russie qui, il n’y a pas si longtemps (1969), étaient au bord de la guerre en Sibérie. Pire encore : à cette alliance Chine-Russie, le cauchemar de Kissinger, se sont joints deux États particulièrement toxiques, l’Iran et la Corée du Nord. En effet, ce sont les « Quatre cavaliers de l’Apocalypse » qui sont désormais face à nous. Le basculement eurasiatique est une vieille tentation russe, remise à l’ordre du jour à la fin des années 1990 par Evguéni Primakov, l’ancien ministre des Affaires étrangères et premier ministre russe. Lui avait compris que les Américains n’accepteraient pas que la Russie soit traitée à l’égalité avec les États-Unis. Le basculement vers l’Eurasie s’est produit dès ce moment-là et a fortement influencé Poutine.
Trente ans plus tard, on est face à un énorme problème. Parce que chacun de ces pays peut apporter aux autres sa puissance et son expertise dans l’art de contourner les sanctions américaines, en particulier les Iraniens qui, malgré quarante ans de sanctions, réussissent à vendre leur pétrole aux Chinois. Cet été, des manœuvres navales sino-russo-iraniennes ont eu lieu dans le Golfe au moment où les Houthis envoyaient des missiles sur Israël et sur les forces américaines. Pour comprendre ce qui est en train de se passer, il faut revenir un peu en arrière.
L’accord de 2015 sur le nucléaire iranien avait été le produit de treize années de négociations tirées par l’Europe avec la participation des Américains, des Russes et des Chinois. Mais, depuis le retrait des Américains en 2018 et plus encore depuis la guerre en Ukraine, il n’y a plus de pression sur les Iraniens. Au contraire, les Iraniens livrent des armes aux Russes qui, en échange, les aident à perfectionner leurs missiles. Même chose pour la Corée du Nord qui, contre des livraisons d’armes et de personnels militaires sur le front ukrainien, obtient de la Russie de la nourriture, de l’argent et des transferts de technologies en matière nucléaire et balistique. La boucle est bouclée.
Les barrières de la non-prolifération ont sauté et, pis encore, le précédent de Budapest (des garanties de sécurité qui sont restées lettre morte) va convaincre tous les pays qui ont un problème ou une ambition de franchir le seuil. Je pense à la Corée du Sud, au Japon, à l’Arabie saoudite, à la Turquie, à l’Égypte… On va se retrouver avec un Moyen-Orient complètement nucléarisé et une situation identique en Asie, en Corée du Sud et au Japon notamment. Voilà le monde que cette guerre, livrée au nom des grands principes, nous prépare. Les engrenages ne s’arrêtent pas là car le conflit ukrainien a métastasé au Proche-Orient, venant percuter la guerre du Hamas à partir du 7 octobre 2023. L’Europe et le Proche-Orient sont, malheureusement pour nous, devenus un unique théâtre stratégique où l’on retrouve les mêmes acteurs : Russes, Américains, Iraniens, Turcs et même Chinois. Et l’engrenage appelle un autre engrenage, la réduction des moyens militaires russes en Syrie ayant contribué à l’effondrement du régime de Bachar el-Assad, déjà affaibli par les coups portés par Israël contre le Hezbollah.
Mais l’engrenage n’est pas que purement militaire. Il est aussi politique et même juridique. Les quarante pays du « Sud global » que Russes et Chinois sont parvenus à réunir au sein des BRICs revendiquent à la fois la fin d’un monde dominé par le dollar et donc la fin des sanctions occidentales sur lequel elles sont assises. Mais ils rejettent également nos leçons de morale et notre lecture du droit international, perçu désormais comme un droit colonial imposé par l’Occident. C’est le sens, notamment, de l’action en criminalisation d’Israël pour génocide lancée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice. Idem pour le mandat d’arrêt contre les dirigeants israéliens émis par la CPI. Si bien que, pour le Sud global, l’État né du génocide des Juifs est lui-même devenu génocidaire tandis que les Juifs, partout où ils se trouvent, sont dénoncés comme a priori complices des massacres commis contre les Palestiniens. De guerre en guerre, voilà où nous mène ce que nous croyons être une guerre juste contre l’impérialisme russe en Ukraine.
P. I. — Ce monde tel que vous le dépeignez est assez effrayant. Si l’on vous comprend bien, en remettant en question l’ordre qui régnait au centre de l’Europe on a ouvert la boîte de Pandore. Des tensions pourraient-elles surgir ailleurs, dans d’autres zones du globe ?
P. L. — On le voit d’ores et déjà en Afrique d’où les États-Unis et la France viennent d’être expulsés. Mais la zone la plus dangereuse à venir est sans aucun doute l’Asie. Il est question, par exemple, que la Chine installe prochainement une base navale au Pérou dans l’unique port en eaux profondes du pays. Le gouvernement péruvien a signé une concession pour 99 ans. Que se passera-t-il si les Chinois déploient effectivement des forces militaires sur le cône Sud ? Quelle sera la réaction des Américains ? On imagine qu’ils ne laisseront pas faire. Mais pourquoi la doctrine Monroe américaine serait acceptable d’un côté et la doctrine Monroe russe ne le serait pas de l’autre ?
Car à proximité immédiate de la Chine, Xi Jinping met en pratique sa propre doctrine Monroe en mer de Chine du Sud. L’île de Hainan, les Paracels et les Spratleys ont été transformées en bases militaires chinoises dans des espaces maritimes qui appartiennent aux voisins. Qui a bougé ? Personne. Demain, que se passera-t-il si les Chinois décident d’étouffer littéralement Taiwan par un blocus total ? Ainsi, on verrait s’appliquer la doctrine de Sun Tzu, c’est-à-dire gagner sans tirer un seul coup de feu. Staline avait tenté une stratégie similaire à Berlin en 1947, mais à l’époque les Alliés avaient contourné le blocus en organisant un pont aérien. En Asie, aujourd’hui, la situation est très différente : les Américains n’ont plus les moyens navals de briser un éventuel blocus. Et le risque existe qu’un blocus total de Taiwan puisse aboutir à la prise de contrôle de l’île et de ses usines de semi-conducteurs par Pékin, le tout sans guerre… À moins que les Américains décident d’y aller quand même, en envoyant des porte-avions qui risquent d’être détruits avant d’arriver sur zone, ce qui enclenchera une escalade majeure, probablement nucléaire… On comprend dès lors pourquoi Trump n’a qu’une idée en tête : se dégager d’urgence du bourbier ukrainien et consacrer toutes ses forces au réarmement, surtout naval, en Asie.
Les États-Unis consacrent aujourd’hui 900 milliards de dollars à leur défense. Mais la dette américaine est telle que le remboursement des seuls intérêts représente 1 000 milliards par an, c’est-à-dire plus que le budget du Pentagone ! Il va donc falloir dégager des ressources supplémentaires pour relancer l’industrie navale et fabriquer des missiles. Ce réarmement a commencé sous Biden, et il va certainement s’intensifier.
P. I. — Si vous aviez un conseil à donner à Trump, que lui diriez-vous compte tenu du contexte géopolitique que vous venez de décrire ?
P. L. — De faire exactement ce qu’il a annoncé. D’arrêter les frais en Ukraine et d’essayer de convaincre Poutine de reprendre la négociation là où elle s’était arrêtée en avril 2022. Nous serions alors proches d’un scénario comparable à celui de la Corée ou de Chypre. Bien entendu, les Occidentaux ne reconnaîtront pas l’occupation ou l’annexion des territoires ukrainiens par la Russie. Le long de la ligne de front on tracera une ligne de cessez-le-feu doublée d’une zone démilitarisée. Les Russes obtiendront un statut de neutralité pour l’Ukraine que, après Biden, Trump acceptera au grand dam de Zelensky. Car Trump ne fera pas entrer l’Ukraine dans l’OTAN parce qu’il n’a pas envie d’une guerre nucléaire avec les Russes. Se posera alors la question des garanties de sécurité que Trump confiera aux Européens, à charge pour eux d’intégrer l’Ukraine à l’UE et de garantir sa sécurité à travers l’article 42-7 du traité de Lisbonne, ce que les Russes avaient accepté en 2022. À charge aussi pour les Européens d’en assurer la reconstruction — 700 milliards d’euros. Ils pourront même acheter des armes américaines s’ils le souhaitent ! Et pendant que le Vieux Continent s’occupera de l’Ukraine, les États-Unis s’occuperont de la Chine parce qu’ils ont besoin de semi-conducteurs et qu’il n’est pas question de laisser les Chinois prendre Taiwan de la même façon qu’ils ne laisseront pas l’Iran dominer le Proche-Orient. On mesure donc les défis gigantesques auxquels désormais les Européens doivent faire face : reconstruire l’Ukraine, en assurer la sécurité, réarmer, toutes choses auxquelles nous ne sommes absolument pas préparés.
Depuis le début de cette guerre, profitant de l’inaction des États, Ursula van der Leyen s’est auto-proclamée chef politique et stratégique de l’Europe. Sur quelle base juridique ? Mystère… Et cela, sans renoncer à son agenda à elle — son Green Deal et les 500 milliards prévus à cet effet, sans parler de l’élargissement à 40 États — à des années-lumière des urgences stratégiques devant nous. À mon avis, l’Union européenne pourrait ne pas survivre pas à cette guerre, en tout cas dans sa forme actuelle. Les seuls qui peuvent gérer sérieusement la situation, ce sont les Allemands, les Français avec les Anglais et les Polonais. Le problème, c’est que l’aide allemande s’est fracassée sur la règle du frein budgétaire. Le gouvernement de Berlin est d’ailleurs tombé le jour de l’élection de Trump sur une enveloppe de 3 milliards d’euros promise à l’Ukraine et que le ministre des Finances ne voulait pas débloquer. En tout cas, il est urgent que la France se ressaisisse et redevienne une puissance qui compte. Or elle est engluée dans une crise politique sans précédent, provoquée par le président de la République lui-même.
P. I. —Voulez-vous dire que le destin de l’Europe se joue actuellement ?
P. L. — Ma conviction profonde est qu’il nous faut reprendre le contrôle de notre destin national et stopper cette funeste glissade européiste qui a commencé dans les années 2000. Nous ne ferons face au monde qui vient que si nous décidons d’être à nouveau des nations puissantes, capables de nous défendre et de mettre nos forces au service de politiques qu’on aura définies ensemble et pas de politiques décidées d’en haut. Il faut absolument qu’on retrouve la force morale et la volonté de dépenser de l’argent pour notre défense, ce qui signifie service militaire, réarmement, emprunts pour les armées, réouverture des usines…
On se trouve à un moment de bascule. Ou bien on comprend que tout est à reconstruire et vite. Ou bien on se résigne et on continue à se payer de mots sur l’air de « il faut continuer la guerre en Ukraine ». Mais avec quoi ?
P. I. — Une question incidente : dans cette vaste recomposition du monde que vous décrivez, quelle place tient la Turquie, membre de l’Otan, dont les inclinations semblent pour le moins ambiguës…
P. L. — Les Turcs font du gaullisme à leur manière si j’ose dire, et ils ne se débrouillent d’ailleurs pas si mal, parvenant à gagner sur tous les tableaux. Ils ont livré des drones à l’Ukraine, ce qui est bien pour leur image. En même temps, ils ont refusé de s’associer aux sanctions contre la Russie, moyennant quoi ils ont empoché beaucoup d’argent parce que les marchandises importées par Moscou transitent soit par Dubaï, soit par Ankara. Ils ont compris que l’Europe avait besoin de gaz. Rappelez-vous : peu après le début des hostilités, Mme von der Leyen s’est précipitée à Bakou pour acheter du gaz. Le président de l’Azerbaïdjan Aliev, qui n’est pourtant pas très malin, a vu qu’il avait là une fenêtre d’opportunité et il en a profité pour régler leur compte aux Arméniens, eux aussi victimes collatérales de la guerre en Ukraine puisque les Russes, pourtant militairement présents en Arménie et garants de la sécurité du pays, les ont laissé tomber. Pendant ce temps, les Américains regardaient ailleurs. Quant aux Israéliens, ils se sont bien gardés de réagir pour la bonne raison qu’ils ont besoin de l’Azerbaïdjan, où ils disposent de stations d’observation pour surveiller l’Iran.
Les Turcs ont également servi de médiateurs, notamment lors des premières négociations russo-ukrainiennes de mars-avril 2022, ainsi que dans la préparation des accords sur le blé. Ils viennent de remporter un succès incontestable en Syrie tout protégeant leurs intérêts face aux Kurdes : là encore, l’engrenage de la guerre en Ukraine a joué à plein. Les Russes ayant rapatrié l’essentiel de leur aviation sur le front européen, ils n’ont pu assurer la survie de régime d’el-Assad.
Erdogan est un authentique frère musulman doublé d’un authentique nationaliste ottoman qui rêve d’une « grande Turquie » tout en nous méprisant. Il se trouve que j’ai enseigné à Galatasaray il y a une dizaine d’années. À l’époque, pour beaucoup de Turcs, la France était un modèle, et la laïcité française, un exemple. Aujourd’hui, Erdogan ferme les écoles françaises en Turquie et, en échange de leur réouverture, exige qu’il y ait des écoles islamiques turques en France. D’ailleurs, les Turcs sont les seuls à ne pas avoir signé la fameuse charte de la laïcité. Ils n’en ont rien à faire.
P. I. — Ce qui nous conduit au Proche-Orient. Comment voyez-vous l’évolution du conflit qui s’y déroule ?
P. L. — Le drame, c’est que Rabin et Sadate ont été assassinés, que les hommes d’État qui étaient sur le point de conclure un accord de paix ont été éliminés. Depuis lors, ce sont les plus durs qui sont au pouvoir en Israël, tandis que la cause palestinienne, elle, a été prise en otage par l’Iran et ses affidés.
Ce qui s’est passé, c’est que le monde arabe s’est détourné des Palestiniens. Ce sont les pays du Golfe qui ont pris le contrôle, et ces pays veulent la paix pour faire des affaires avec Israël et développer leur économie. Constatant cette évolution, c’est l’Iran qui est devenu depuis vingt ans l’État du front contre Israël. Telle une pieuvre, les Iraniens ont déployé leurs tentacules au Yémen, au Liban, en Syrie, en Irak. En donnant au Hamas les moyens de déclencher le 7 octobre, ils ont voulu fracasser les accords d’Abraham, qui visaient à marginaliser à la fois l’Iran et les Palestiniens. Ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que l’efficacité de la riposte israélienne a non seulement détruit l’essentiel du Hamas, mais elle a surtout décapité et fragilisé le Hezbollah et, au final, causé la perte du régime syrien allié de Téhéran. L’incendiaire est lui-même puni par le feu qu’il a déclenché. Incontestablement, l’Iran est donc aujourd’hui affaibli, ce qui l’amènera à chercher à parler à l’Occident tout en accélérant son programme nucléaire. Ce à quoi nous assistons n’est rien d’autre qu’un nouveau partage de la région un siècle après les accords Sykes-Picot. Mais, cette fois, ce nouveau partage se jouera entre les puissances régionales : la Turquie, l’Iran, Israël et, bien entendu, l’argent des États du Golfe. Un partage où, cette fois, les Européens seront totalement absents. Alors même qu’ils risquent d’en subir les conséquences si par malheur un État terroriste devait resurgir à Damas.
P. I. — Est-il concevable d’abattre le régime iranien de l’extérieur ?
P. L. — C’est l’une des questions clés. Et c’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Ce que je sais, c’est que les Iraniens sont très patriotes. N’oubliez pas que le programme nucléaire iranien a été lancé par le Shah, pas par les mollahs. À l’époque, les Iraniens n’avaient pas d’intentions agressives à l’égard d’Israël, au contraire. Mais ils avaient quand même une ambition de domination régionale qui a toujours été le complexe de supériorité des Perses par rapport aux Arabes. On pourrait d’ailleurs en dire autant des Turcs.
En attendant, pour l’arme nucléaire, c’est probablement trop tard. L’essentiel des installations nucléaires sont profondément enterrées et difficiles à détruire uniquement par des frappes aériennes. Avant le retrait de Trump de l’accord de 2015, les inspecteurs de l’AIEA pouvaient encore faire leur travail. Aujourd’hui, personne ne contrôle plus rien. Je ne suis pas du tout certain qu’une opération aérienne sur les sites nucléaires soit de nature à faire tomber le gouvernement. Mais ce qui est sûr, c’est que les Iraniens bloqueraient immédiatement le golfe Persique et pilonneraient Israël, avec tous les risques d’escalade qu’un tel scénario comporte. Et contrairement à ce qu’on croit, le Dôme de fer n’a pas intercepté tous les missiles balistiques iraniens.
L’idéal serait que les Iraniens se débarrassent de leurs mollahs et deviennent ce qu’ils aspirent à être, c’est à dire un pays puissant mais tourné vers le commerce et l’influence politique et économique.
P. I. — En attendant l’avènement de ce nouvel Iran hypothétique, est-il encore possible d’avancer sur la voie de la paix entre Israéliens et Palestiniens ?
P. L. — Je veux encore y croire, mais tout va dépendre désormais de situations que plus personne ne contrôle, en Syrie comme au Liban, et de l’issue du nouveau partage du Levant déjà évoqué. Quant au conflit israélo-palestinien, il faut craindre que le traumatisme de cette interminable guerre de Gaza ne produise qu’une génération de haine sorte des ruines de l’enclave. Quant aux Israéliens, comment voulez-vous qu’ils acceptent gaité de cœur de vivre à côté de gens qui, demain matin, peuvent venir les égorger à nouveau ?
P. I. — Une dernière question : Politique Internationale décerne un prix du courage politique. À quelle personnalité l’attribueriez-vous ?
P. L. — Sans aucune hésitation je le donnerais à Donald Trump. D’abord à cause de sa réaction quand on lui a tiré dessus, qui a été franchement assez incroyable. Et qui est révélatrice de son parcours. Voilà un type qui était mort et enterré, politiquement j’entends. Qui était accusé d’avoir fomenté une insurrection, demandé des voix au gouverneur de Géorgie, agressé je ne sais combien de femmes, volé de l’argent, dissimulé des documents secrets, et j’en passe. Qui avait subi deux procédures de destitution, une kyrielle d’affaires judiciaires extrêmement violentes, et qui jusqu’au dernier moment était traité de nazi par une presse quasi unanime. Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il a continué à développer ses thèmes de campagne et à tracer imperturbablement son sillon : la défense de la classe moyenne, le niveau de vie, la fierté nationale, l’énergie bon marché, l’immigration illégale, la célébration des héros de la technologie et de la recherche américaines. Cette remobilisation nationale au service d’une classe moyenne qui reste le socle de la démocratie, c’est précisément ce qui nous manque en France.
(1) « Who rules East Europe commands the Heartland » (« Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle l'Heartland ;)
« Who rules the Heartland commands the World-Island »; (« Qui contrôle l'Heartland contrôle l'Île Monde » ;)
« Who rules the World-Island controls the world. » (« Qui contrôle l'Île Monde contrôle le monde. »)
Pierre Lellouche Essayiste, ancien ministre, ancien député, ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.