21 Mars 2024
Colloque Res Publica 21 mars 2024.
Merci de votre accueil, chère Marie-Françoise.
Je suis heureux de vous revoir ce soir, heureux aussi de retrouver dans cette table ronde, mon vieil ami Thierry de Montbrial, auprès de qui j’ai passé les neuf premières années de l'IFRI. Thierry en a fait une institution de recherche de toute première importance pour notre pays, reconnue comme telle dans le monde.
Je suis également heureux de revoir un autre ami, Renaud Girard, dont j’ai toujours grand plaisir à lire les analyses dans Le Figaro.
La présentation qui va suivre est une sorte de condensé, par définition très incomplet, d’une partie de mon dernier livre, intitulé « L'Engrenage », que je publierai au début de l’automne. Ce livre m’a occupé ces trois dernières années, en vérité, depuis le début de l’affaire ukrainienne. Faute de temps, j’ai bien conscience de poser ici beaucoup de questions sans nécessairement être en mesure de donner toutes les réponses : je vous renvoie donc à mon ouvrage. Cela étant, j’espère qu’en structurant certaines idées nous pourrons tous ensemble avancer.
Je commencerai si vous le voulez bien, comme à l’Assemblée nationale, par une question de procédure, c’est-à-dire par poser une série de « questions préalables ».
Questions préalables que très peu de nos dirigeants politiques ne souhaitent soulever hélas, très peu de journalistes et autres commentateurs non plus, et pas assez ceux –je le leur dis avec tout mon respect cependant– militaires et diplomates, qui ont pour mission de porter notre politique extérieure tous les jours.
La question préalable s’agissant de la politique étrangère de la France, est pourtant évidente.
Pour être crédible, donc audible à l’extérieur et encore mieux respecté, voire craint, ne faut-il pas commencer par l’être à l’intérieur ?
Or, comment être crédible et audible à l’extérieur, quand notre pays accumule aujourd’hui plus de 3000 milliards d’euros de dette, et que cette dette est détenue par des fonds de pension ou des fonds d’investissements chinois, arabes ou américains ? C’est une grande différence avec la dette japonaise, certes énorme (266 % du PIB), mais qui est détenue par les Japonais. Quant aux Américains, dont la dette est proportionnellement comparable à la nôtre (autour de 35 000 milliards de dollars et 110 % du PIB), ils ont eux le privilège « exorbitant », comme disait le général De Gaulle, d’imprimer eux-mêmes le dollar.
Comment être crédible dans un pays qui est devenu systémiquement incapable de présenter un budget équilibré depuis 50 ans, année après année ! Aucun gouvernement, aucune entreprise, aucun foyer dans le monde n’a ce « privilège » incroyable… Qui fait qu’aujourd’hui nous vivons dans la crainte d’être rattrapés un jour ou l’autre par les gendarmes que sont les agences de notation. Le fait est que le destin de la France se joue, sinon à la Corbeille, du moins dans les bureaux des agences de notation, en raison de cette propension de la part de nos dirigeants, mais aussi de notre peuple, désormais habitués à ne pas gérer nos finances… Le « Quoi qu’il en coûte », la politique du chéquier et celle du guichet sont, hélas, les nouvelles mamelles d’une France qui s’appauvrit d’année en année, et qui perd la maîtrise de son destin.
Comment aussi, être crédible quand en juin dernier, plusieurs nuits d’affilée, 500 villes et communes de France ont pu être attaquées, saccagées, pillées, des centaines de bâtiments publics incendiés, sans qu’il ne se passe rien pour sanctionner les auteurs, sans que l’on n’entende de la part du pouvoir politique, la moindre explication sérieuse, sur les causes de ce désastre sans précédent, sauf qu’il s’agissait de jeunes – français ! – qui « s’ennuyaient » en raison de la fermeture trop précoce des établissements scolaires ?...
Comment être crédible également quand un demi-million de personnes entrent chaque année en France comme on le ferait dans un squat géant : 323 260 premiers titres de séjour accordés en 2023, 170 000 demandes d’asile, la plupart non fondées, qui s’ajoutent aux 400 000 clandestins (dit-on) déjà présents sur notre territoire ? Comment ne pas voir que tout cela a un impact absolument majeur sur nos finances, sur l’équilibre social dans nos villes et sur notre sécurité au quotidien, et plus gravement encore sur l’identité même de la nation ?
Or, personne n’a le droit de poser de telles questions sans être immédiatement taxé d’appartenir à l’extrême droite ! Ces questions sont pourtant fondamentales. Comment peut-on respecter un pays qui ne contrôle même pas ses frontières ?
N’est-il pas dans ces conditions quelque peu indécent de disserter sur la guerre en Ukraine et celle de Gaza, en promettant ici des milliards qu’on n’a pas, et que l’on va devoir emprunter, ou là des cessez-le-feu sans être capable de peser sur la situation ? Ou encore de donner des leçons de démocratie au Liban, quand nous-mêmes faisons face à la libanisation rampante de nombreux quartiers de notre propre pays, contrôlés par un mélange d’islamisme frériste et de trafics de drogue massifs (5 milliards d’euros et 300 000 « emplois ») ? Quand des pans entiers de notre économie sont sous l’emprise de décisions prises ailleurs : je pense à l’agriculture, à notre commerce extérieur contrôlés par Bruxelles, ou quand d’autres pans de notre vie commune, qui dépendent de nous, comme l’hôpital, le travail, l’école, la Justice… présentent des failles béantes, que chacun peut constater quotidiennement.
Sait-on qu’une simple affaire judiciaire civile exige huit ans pour son règlement ?
Sait-on, qu’après un accident, on peut comme je l’ai vu, se retrouver en urgence, 14 heures à même le sol, dans un hôpital ?
Que dans nos pharmacies, 5000 molécules sont en « rupture de stock », des traitements de longue durée s’en trouvant menacés ?
Savons-nous que nous sommes le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité, qui a été incapable de fabriquer un vaccin contre le COVID ? …
Toutes ces questions se posent à notre pays et permettent de mesurer l’ampleur gigantesque du redressement qui doit être accompli. Or, ces questions préalables sont étroitement liées à ce que je suis obligé d’appeler le véritable collapsus de notre politique extérieure. Tant il est vrai que la politique étrangère des nations n’est rien d’autre que la projection vers les autres d’une volonté, assise sur la puissance et la cohésion intérieures…
De ce point de vue, il faut sans doute revenir à la fin de la IVe République pour mesurer à la fois la gravité et la rapidité de l’effondrement que nous subissons aujourd’hui à l’international.
Il y a 70 ans, notre pays sortait profondément affaibli de la guerre et de l’Occupation. Il se trouvait englué dans des guerres coloniales sans issue en Indochine et en Algérie ; vilipendé à l’ONU – y compris par nos amis américains, alors militants de la décolonisation. Nous avons été humiliés à Suez, menacés de guerre nucléaire par Boulganine... En Europe, nous avions échoué à bâtir une Europe politique de défense en votant nous-mêmes contre la CED à l’été 1954, laissant ainsi l’Allemagne être réarmée à l’intérieur de l’OTAN sous contrôle américain.
Seul point positif à la fin de la Quatrième finissante, le lancement du programme nucléaire secret qui deviendra notre Force de frappe, et le cheminement vers le traité de Rome, que le général De Gaulle validera lors de son arrivée au pouvoir en 1958.
Il fallut en effet attendre le Général pour que la France se redresse enfin, et retrouve sa place dans le monde.
Mais cet âge d’or est derrière nous. À présent, nous nous trouvons embarqués dans une espèce de toboggan où chaque erreur, chaque faute, semble en entraîner immédiatement la suivante, de façon consternante et comme irréversible. Tout cela, au milieu d’une avalanche de discours hors-sol, de slogans, de sommets hôteliers dans les ors de la République ou ceux de Versailles, avec les anglicismes de « Make Our Planet Great Again ! », de « Paris, Peace Forum », « Choose France » et autre « Start-up Nation »… Et j’en passe. Sans oublier une frénésie de commémorations mémorielles, où le culte d’un passé glorieux est censé effacer l’évident déclassement du pays.
La réalité, en effet, est tout sauf glorieuse.
De l’entourloupe anglo-saxonne dans notre dos dans l’affaire des sous-marins australiens à l’automne 2021, concoctée par nos amis britanniques, avec l’aide des Australiens, et naturellement des Américains, à l’expulsion de la France de son pré carré africain, cette fois avec la complicité des Russes, qui ont su exploiter beaucoup de nos erreurs. Sans parler des zigzags en Ukraine, et ceux tout aussi consternants au début de l’affaire de Gaza… Sans oublier non plus l’affaiblissement permanent de notre voix à Bruxelles sur à peu près tous les dossiers : environnement, agriculture, commerce, énergie…
La présidence de l’actuel président ressemble à une pathétique glissade, où d’une crise à l’autre, d’un dossier à l’autre, le rang de la France, cher au Général, ne relève plus que du magasin des souvenirs de notre histoire.
Pourquoi donc cette succession de revers ?
D’où vient cette impression que la France n’est plus guère prise au sérieux par nos amis ? Qu’elle est méprisée ou « dégagée » par nos adversaires, et qu’elle ne semble plus parvenir à peser sur les situations, alors même que les buts qu’elle tente de poursuivre sont souvent fondés et cohérents : stopper les Chinois en zone Indo-Pacifique, se battre contre le djihadisme en Afrique, contre l’influence iranienne au Liban, ou essayer de stopper les guerres en Ukraine et à Gaza… ?
Alors que le monde est évidemment entré dans une phase de banalisation de la violence, parfois d’extrême violence, que celle-ci coïncide avec un basculement des rapports de forces sur la planète, affaiblissant les institutions internationales et l’ordre normatif de 1945 dominé par les Occidentaux, sommes-nous donc condamnés à voir s’éteindre la voix des puissances moyennes comme la France ? Serions-nous en train de vivre en ce début de XXIe siècle, une sorte de « Yalta 2.0 » entre Chinois, Russes et Américains, dans lequel l’Europe ne servira demain que de proie ou de gibier ?
Ou bien serions-nous aussi – ou peut-être surtout – en train de revivre ce que nous avons déjà vécu dans d’autres périodes de basculement de l’histoire ? Je vous renvoie au livre d’André Suarès avant-guerre (« Vues sur l’Europe », 1936), et de Marc Bloch pendant la Débâcle. Tous deux disaient l’incapacité de nos élites à regarder la réalité en face, à préparer notre pays à l’épreuve, à prendre des décisions souvent difficiles à long terme, mais qui pourtant s’imposaient. Disons-le clairement : nulle prétendue loi de l’Histoire ne condamne notre vieux pays, la France, couturé par de multiples épreuves tout au long de son histoire millénaire, à un tel destin. En revanche, c’est bien l’incapacité de la classe politique en France – je crois savoir de quoi je parle – à anticiper les mouvements du monde, à y préparer le pays, qui est en cause.
De ce point de vue, si on veut réfléchir à l’avenir de la politique de la France, à la façon de sortir de son effacement, alors il n’est pas inutile de retracer les principales étapes depuis, au moins, le début de la Ve République.
Deux phases se détachent clairement.
La première va de 1958 jusqu’à 1991, c’est-à-dire de De Gaulle à Mitterrand jusqu’à la fin de la guerre froide, et l’effondrement de l’URSS.
J’appelle « 35 glorieuses » ces années où De Gaulle sut impulser un formidable réarmement industriel, énergétique (56 centrales nucléaires construites à partir de 1973), militaire (les Mirage IV équipés de la bombe AN 11 de 60 kt peuvent atteindre Moscou en 1964), ce qui lui permit d’entamer la politique de « détente », deux ans après. Sans parler de la grande politique arabe, lancée en 1967, mais aussi des leçons données aux Américains au Vietnam et de la politique à l’égard du Tiers Monde à Mexico.
De Gaulle est le premier qui reconnaît la République populaire de Chine, il y a 60 ans cette année ; c’est lui qui a su faire grandir la France dans les interstices du système bipolaire, en faisant exister notre pays après l’avoir sorti de la décolonisation, puis profondément reconstruit et réarmé.
C’était cela, la France du Général.
Mitterrand a tenté de s’inscrire dans cette politique, après Pompidou et Giscard. Je me souviens du rôle clé qui fut le sien, en pleine bataille des euromissiles entre 1981 et 1983. À ce moment où les Soviétiques tentèrent leur dernière carte, celle de la neutralisation de l’Allemagne en exploitant les craintes de la population allemande quant au déploiement de missiles Pershing américains, face aux SS-20 soviétiques. Giscard, dès le début de la crise en 1979, avait choisi de rester neutre. Tout jeune chercheur à l’époque à l’IFRI, je me souviens avoir passionnément débattu à la Une du Monde, contre Gabriel Robin, alors Conseiller Diplomatique de VGE… Mitterrand l’emporta avec son fameux slogan prononcé devant le Bundestag : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes à l’Ouest »…
La deuxième phase est nettement plus compliquée, elle commence en 1991-1992 et dure jusqu’au 23 février 2022, à la veille donc de l’invasion russe de l’Ukraine.
Pendant ce que j’appellerai les « 30 misérables » ou les « 30 paresseuses », comme vous voudrez, la France a à peu près tout raté et tous les sujets. Nous avons commencé sur les conseils de Larry Summers par bazarder notre industrie avec des « capitaines d’industrie », comme Serge Tchuruk, qui rêvaient d’une « France sans usines ». Ils l’ont eue. Nous avons poursuivi avec l’excellent Laurent Fabius et ses fameux « dividendes de la paix ». Nous avons effectivement économisé plusieurs centaines de milliards d’euros prélevés sur nos armées, que nous avons follement dépensés dans le puits sans fond des dépenses sociales et d’assistanat (le tiers de notre PNB en 2022).
Nous avons bazardé aussi notre programme énergétique tout à fait remarquable et envié dans le monde. Jusqu’à une date récente (et le revirement d’Emmanuel Macron en faveur du nucléaire), aucune décision n’avait été prise sous Mitterrand et ses successeurs pour relancer et développer ce programme électronucléaire, qui n’a cessé de végéter, en attendant d’être réduit sous la pression des écologistes. J’étais à côté de François Fillon le soir où, après Fukushima, Mme Merkel s’était adressée à lui : « François, j’arrête le nucléaire lundi… Naturellement, vous allez fermer Fessenheim ? » Fillon, garde le silence. « Mais, madame la chancelière, nous sommes encore souverains », lui avais-je répondu. Et nous avons fermé Fessenheim, une centrale qui fonctionnait parfaitement. Tout cela pour permettre à l’Allemagne de se complaire dans une addiction totale au gaz russe bon marché, et sortir du nucléaire pour faire plaisir aux Verts. Et nous avons suivi, alors que nous étions censés avoir une politique commune à l’égard de la Russie !
Ne vous étonnez pas si l’un vendait des Mistral à Poutine, tandis que l’autre construisait des gazoducs : North Stream I, puis II, le second après l’annexion de la Crimée. Jusqu’à la dernière minute, la Chancelière voulut sauver North Stream II. Ce n’était pas, comme j’ai pu le lire, à cause d’un subtil complot ourdi par le KGB. La vérité était toute simple : toute la classe politique allemande, tous les syndicats, étaient pour le gaz russe bon marché, la base même du modèle de croissance économique et de stabilité politique de l’Allemagne, que nous avons laissé faire et que nous avons subi : une triple dépendance au gaz russe, aux exportations de voitures allemandes en Chine, en contrepartie de l’ouverture totale des frontières européennes aux importations chinoises, ces deux points étant complétés par un troisième pilier : la protection américaine. Pendant ce temps-là, de notre côté, nous avons désarmé et désindustrialisé.
Ce suivisme français a pour origine le magnifique ratage de la réunification de l’Allemagne en 1989-90, Mitterrand se rendant à Berlin-Est, jusqu’à la dernière minute, six semaines après la chute du mur ! Ce dont les Allemands se souviennent encore…
Mais après, il a bien fallu recoller le train en essayant d’enserrer l’Allemagne dans l’Europe au maximum, avec l’Accord 2+4, d’abord, puis avec Maastricht, qui consacre l’acceptation (ou la soumission) par la France des règles du jeu fixées à Berlin. Sans dévaluation, mais sans gouvernement économique non plus, un gouvernement réclamé à l’époque par Jean-Pierre Chevènement et Philippe Séguin…
C’est là que commença la montée de l’européisme français, avec son cortège de prêt-à-penser, de slogans masquant autant d’illusions : « L’Europe, c’est la France en grand ! » ; « L’horizon suprême tout autant qu’indispensable, c’est l’Europe » ; « La France est trop petite pour les grandes affaires du monde » ; « La souveraineté ne peut plus se concevoir qu’à l’échelle européenne » etc. C’est ainsi que, malgré le rejet du peuple de France du Traité « constitutionnel » de Lisbonne, la France se trouvant soudain isolée voire marginalisée, Nicolas Sarkozy le lui fit avaler après une soi-disant modification du texte, sous la forme d’une ratification parlementaire. Le choix plus ou moins conscient de la fuite européiste, abandonnant toute idée de souveraineté nationale, commence dans ces années-là…
Mais pour que ce pari européen ait pu fonctionner, au moins a minima, encore aurait-il fallu que la France demeurât à parité avec l’Allemagne. Or qu’il s’agisse des volets industriel, économique ou financier, nous avons au fil des années, totalement décroché de notre voisin. La dette française, en proportion du PIB, est aujourd’hui deux fois plus élevée que la dette allemande. Le déficit du commerce extérieur français (au-delà de 100 milliards annuels) contraste avec un excédent allemand de + 200 milliards ! Le niveau de l’industrie en Allemagne est le double de ce qu’il est en France… Le résultat est que l’Allemagne a de plus en plus tendance à faire ses propres choix, à « vivre sa vie », y compris sur les questions que nous croyons tenir fermement entre nos mains : Airbus, l’espace, la défense.
J’entends parler de programmes de coopération militaire lancés depuis deux ans et demi que dure la guerre d’Ukraine. Mais de quoi parle-t-on au juste : d’un projet de char commun, éternelle arlésienne, évoqué il y a 70 ans (!) par Franz Josef Strauss et Jacques Chaban-Delmas et qui n’a jamais vu le jour ? Ou d’un projet d’avion de combat futur, alors même que les Allemands viennent d’acheter le F-35 américain ? Ou d’une défense aérienne à l’échelle du continent, lancée par Berlin, avec 18 autres partenaires, mais sans la France ?
La vérité est que nous sommes en train de devenir l’homme malade de l’Europe, et que cela commence à se voir. La vérité est que nous avons décroché du pays pivot, qui, entre-temps s’est élargi, et que nous ne comptons plus pour grand-chose dans la machinerie européenne.
L’ancien ministre des Affaires européennes que je suis peut vous dire que la France ne dispose plus des leviers de pouvoir indispensables, pas plus au Parlement européen, où tout l’appareil est détenu par les Allemands, qu’au Conseil dont le Secrétariat est contrôlé par Berlin, et encore moins dans la Commission dont on connaît la présidente… Sans parler, et c’est peut-être encore plus important, des groupes de travail où sont décidés les éléments clés, tels que les normes industrielles, les spécifications des véhicules électriques, etc. L’essentiel des décisions économiques ou industrielles, le plus souvent très techniques, sont prises dans des cénacles où bien souvent nous ne sommes même pas représentés… Mais nous continuons à donner des leçons au nom d’une fumeuse « souveraineté européenne », à faire de grands discours sur l’avenir de l’Europe, discours que nos voisins ne font même plus semblant d’écouter…
Et si l’on se tourne vers Washington, c’est aux mêmes constatations qu’il nous faut hélas parvenir, s’agissant de nos relations avec les États-Unis.
Pourtant, jamais sous De Gaulle, le rapprochement, voire l’intimité actuelle entre la France et les États-Unis n’auraient été imaginables, notamment sur le champ de la coopération militaire. Au point que Jean-Yves Le Drian a cru pouvoir prononcer cette phrase merveilleuse à la fin du mandat de François Hollande, en empruntant le langage des pilotes de chasse : « Avec les Américains en Afrique, nous sommes leader, et en Europe, nous sommes équipier ». Une expression qui en conviendra sonne aujourd’hui, bien bizarrement.
Mais alors que nous avons été d’une fidélité – voire d’une docilité – absolue sur à peu près tous les dossiers, y compris les plus contestables, je pense aux interventions de ces 30 dernières années, j’aimerais savoir où nous avons été payés en retour, ne serait-ce qu’un peu ? Sur les sous-marins ? Sur les GAFAM ? Sur le Cloud Act ? Ou encore sur l’extra-territorialité des lois américaines, dont j’ai montré dans un rapport à l’Assemblée nationale en 2016, ce que cette pratique nous avait coûté (non seulement la vente à perte de Thomson à General Electric), mais au total, pas loin de 15 à 20 milliards d’euros de pénalités diverses versées au Trésor américain. Le dernier sujet en date concerne l’Inflation Reduction Act de 2022 (IRA), une loi prise après le début de la guerre en Ukraine, qui a pour résultat d’aspirer littéralement les entreprises françaises (et européennes) sur le territoire américain, afin d’y créer de nouvelles implantations industrielles en délocalisant au passage les emplois. Le système est par ailleurs fortement encouragé par l’explosion des coûts de l’énergie en Europe à la suite de la guerre d’Ukraine. En plus des aides et autres avantages fiscaux prévus par l’IRA, nos entreprises trouvent aux États-Unis une énergie quatre fois moins chère… Le plus piquant est que ce système, qui tourne à plein régime, a été mis en place par le démocrate Biden au nom de l’alliance avec l’Europe…
À partir de cet aperçu rapide des 30 dernières années, la question est :
Et maintenant quoi ? Quelles pourraient être les grandes lignes d’une politique qui nous sorte enfin du toboggan de l’effacement dans lequel nous sommes aujourd’hui coincés ?
Tout effort de prospective sur la politique étrangère de la France, Thierry de Montbrial l’a fort bien dit avant moi, ne peut désormais prendre comme base de départ que la guerre en Ukraine.
La guerre d’Ukraine est en effet moins importante en elle-même que par ses conséquences massives sur le basculement du système mondial. Cette guerre est en train de changer l’ordonnancement des rapports de forces non seulement en Europe, mais sur l’ensemble de la planète. Elle agit comme un accélérateur de mouvements telluriques très profonds, y compris aux plans économique et démographique, préparant un basculement vers un mode post-occidental. Au plan stratégique, cette guerre a fait naître une alliance redoutable entre la Russie et la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, tous nucléaires et tous résolus à en finir avec le monde occidental : ce seront nos Quatre Cavaliers de l’Apocalypse… auxquels nous serons confrontés sur les différents théâtres désormais imbriqués : Europe, Moyen-Orient, Asie…
En ce printemps 2024, le problème posé par cette guerre est plus complexe que jamais.
Sur le champ de bataille, l’armée ukrainienne est épuisée. Elle peine à se renouveler en hommes pour des raisons internes : le pouvoir ukrainien est incapable de prendre les lois qui s’imposent sur la conscription alors même que plus de 600 000 Ukrainiens en âge de porter l’uniforme résident à l’étranger. Cette armée a de surcroît été privée six mois durant d’armes et de munitions américaines, et elle subit le grignotage sanglant imposé par la Russie, notamment dans la région de Kharkiv.
C’est Vladimir Poutine, tout juste réélu, avec 87 % des voix après 25 ans de régime, qui détient aujourd’hui l’initiative militaire mais aussi politique du conflit.
En face, un véritable vent de panique souffle sur les capitales européennes depuis l’échec de l’offensive ukrainienne du printemps 2023, mais surtout depuis l’interruption de financement américain entre octobre 2023 et mai 2024. S’y ajoute la crainte que Trump soit élu le 5 novembre, et qu’il négocie avec Poutine un accord de paix sacrifiant l’Ukraine, à moins qu’il ne quitte carrément le théâtre européen, et que l’OTAN ne ferme ses portes, comme il a menacé de le faire.
Tout cela crée une situation extrêmement anxiogène.
Nombre de pays, Pologne, Norvège et Baltes en particulier, craignent que Poutine, une fois l’Ukraine vaincue, s’en prenne directement à eux.
C’est dans ce contexte très inquiétant que le Président de la République française, lors du sommet impromptu de l’Élysée du 26 février dernier, destiné à aider l’Ukraine, a délibérément fait sauter le tabou américain annoncé dès le début du conflit : « No boots on the Ground ». Pas de soldats occidentaux au sol ukrainien, Biden lui-même expliquant vouloir « éviter de déclencher une troisième guerre mondiale ».
Mais cette limite auto-infligée, Emmanuel Macron n’en veut plus. Poutine n’en ayant aucune, il conclut que nous ne devrions pas avoir de limite non plus, ni lui laisser l’initiative.
Sans succomber à l’avance à ce qu’il appelle « l’esprit de défaite », notons que la pensée complexe du président a évolué du tout au tout ces derniers temps, puisque après avoir commencé avec l’idée de « ne pas humilier la Russie », il a ensuite rejoint les pays les plus militants à l’égard de la Russie à Bratislava en 2023, développant depuis une rhétorique beaucoup plus dure à l’égard de Moscou, envisageant même d’envoyer des forces militaires françaises sur le sol, en Ukraine. Le 14 mars dernier devant les Français, il a ainsi développé sa pensée : « Cette guerre constitue une menace existentielle pour l’Europe et pour la France. Nous devons être prêts et nous serons prêts. Si on laisse l’Ukraine perdre cette guerre, alors à coup sûr, la Russie menacera la Moldavie, la Roumanie, la Pologne, et nous n’aurons plus de sécurité, la sécurité des Français se joue là-bas ».
Pour compléter ce tableau, le général Schill, chef d’État-Major de l’armée de Terre, précisera ensuite dans Le Monde deux jours plus tard, que la France serait prête à envoyer 20 000 hommes sur le terrain dans un délai de deux mois, et au besoin à prendre le commandement d’une force combinée avec deux autres divisions alliées… Depuis, face aux réticences américaines et allemandes, le débat a quelque peu évolué puisqu’il est question aujourd’hui d’envoyer en Ukraine des « instructeurs ».
Au vu des propos tenus par plusieurs membres du gouvernement par ailleurs en campagne pour les élections européennes, celui ou celle qui oserait ne pas partager cette analyse se voit immédiatement comparé à Didier, au pire traité de « lâche », voire de « troupes de Poutine », comme je l’ai entendu dans la bouche du Premier ministre s’adressant à Mme Le Pen à l’Assemblée nationale.
Je vais pourtant oser braver l’interdit et réfléchir aux questions que posent ces derniers développements.
Quatre questions détermineront notre politique étrangère des prochaines années :
Comment gérer tout d’abord le court terme, c’est-à-dire les risques d’escalade (en cas d’escalade, la question de la politique étrangère ne se poserait plus…) ;
En deuxième lieu, comment penser la fin de la guerre : quelle négociation avec quel compromis diplomatique et imaginer quel rôle la France pourrait y jouer ;
En troisième lieu, comment imaginer la configuration de l’après-guerre, et ce que cela signifiera pour le devenir de l’Union européenne en particulier ;
Enfin, mais je crains de ne pas avoir le temps de traiter ce dernier point, quel sera l’impact de cette guerre sur le Sud global, et quelles seraient alors les implications pour notre politique étrangère s’agissant de la Chine, de notre politique africaine, ou de nos relations avec le monde arabe. Sur tous ces points, je me permets de vous renvoyer à mon prochain ouvrage.
Essayons cependant d’évoquer rapidement les trois premiers points.
Le premier est particulièrement sensible.
Il faut être conscient que l’engagement de forces au sol serait l’équivalent d’une situation de co-belligérance, c’est-à-dire d’une situation de guerre avec la Russie. Tout le contraire de « l’ambiguïté stratégique », revendiquée par le président. Une telle situation serait en effet parfaitement claire. Nos soldats, ceux d’autres alliés européens, éventuellement en coalition à nos côtés, feraient directement face aux soldats ou à des frappes russes ; et nos avions chargés de les protéger, seraient immédiatement confrontés à l’aviation russe.
Dans ces conditions, cinq questions, au moins, se posent et mériteraient d’être soigneusement méditées avant que l’on prenne une décision de ce genre…
Quel serait l’objectif du déploiement ? Formation ? Soutien ? Combat ? Prise en charge d’un créneau sur la ligne de front ? Et avec quel objectif final ? Qu’entend-on par « défaite de la Russie » ?
Pour quelle durée, sachant que les moyens très limités dont nous disposons en effectifs et en munitions, posent une limite évidente : avons-nous une idée de l’ordre de grandeur ? On est en train de parler d’insérer 20 000 hommes sur un front de 1000 km se faisant face à 1 million de soldats, 500 000 de part et d’autre !
Quel serait le risque d’escalade au niveau des armes nucléaires tactiques, sachant que tous les conflits depuis 70 ans ont toujours soigneusement évité de mettre face à face les forces conventionnelles appartenant aux puissances nucléaires, précisément parce que personne, je dis bien personne, ne sait pas ce qui se passerait dans un tel cas. Nul ne peut prétendre dire qu’il contrôlera l’escalade.
Que se passerait-il en cas d’emploi de frappes conventionnelles, voire d’une arme nucléaire tactique russe contre nos forces ? Riposter et prendre le risque d’une nouvelle escalade ? Ou s’abstenir et consacrer ainsi la victoire de l’ennemi ? Escalade ou capitulation…
La doctrine nucléaire russe, dite « de l’escalade pour la désescalade » s’apparente en fait à notre ancienne doctrine française du temps de la guerre froide (où nous disposions alors de missiles tactiques à courte et moyenne portée). Que se passerait-il si les Russes en venaient à une telle extrémité dans le cas inverse, où les choses se passeraient mal pour eux sur le champ de bataille ? Le dilemme serait alors le suivant : soit s’abstenir de riposter, et dans ce cas consacrer la victoire des Russes, en même temps que la vacuité de la dissuasion, soit escalader à notre tour… Mais dans ce cas, serions-nous réellement prêts à risquer l’anéantissement de la France et du continent européen ?
Question juridique enfin, qui n’est pas sans importance politique, compte tenu de l’enjeu d’une éventuelle intervention en Ukraine.
Aux termes de notre Constitution (article 35), l’engagement de nos forces armées à l’étranger, sans déclaration de guerre, peut être décidé par « le Gouvernement », en fait par le Président seul, son unique obligation étant d’en informer le Parlement trois jours plus tard – information qui n’est suivie d’aucun vote… Ce n’est que lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, que le Parlement peut autoriser sa prolongation.
Un tel dispositif pouvait se concevoir, et il a maintes fois été utilisé, y compris par l’ancien Ministre de la Défense qui est devant moi, à l’occasion de nos nombreuses interventions militaires en Afrique. Mais au vu des risques de guerre généralisée, y compris nucléaire, comment cela pourrait-il se passer pour l’Ukraine ?
En pratique, ce dispositif est tout bonnement intenable politiquement. Mais à l’inverse, la déclaration de guerre en bonne et due forme par le Parlement, prévue au premier alinéa du même article 35, est tout aussi exclue, puisque le Président dit exclure, d’emblée, toute volonté d’entrer en guerre contre la Russie… Donc pas de déclaration de guerre… mais le risque d’un engrenage mortifère que pourrait décider un homme seul…
Curieusement, je n’ai entendu aucun parlementaire poser cette question. C’est dommage : peut-être devrait-on s’intéresser davantage à notre Constitution…
Venons-en à la deuxième grande question : la négociation.
Je suis pour ma part persuadé – je l’avais écrit à la veille même du conflit – que cette guerre aurait pu être évitée. La dernière initiative russe du 17 décembre 2021, que les Occidentaux ont reçue comme une sorte d’ultimatum, et donc ignorée d’emblée, comprenait en effet deux documents adressés pour l’un aux États-Unis, et l’autre à l’OTAN. La Russie revenait à nouveau sur la question de la neutralité de l’Ukraine (son leitmotiv permanent depuis le sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008), couplée à un accord de limitation des armements à leur frontière occidentale. En décembre 2021, ces propositions n’ont pas été considérées, et je n’ai pas le souvenir d’une prise de position officielle de la France…
Un peu plus tard en février-mars 2022, trois semaines après le début de la guerre, les Russes commençant à se replier devant Kyiv, sept ou huit séances de négociations entre Ukrainiens et Russes se sont tenues d’abord en Biélorussie et ensuite à Antalya et Istanbul sous médiation turque, aboutissant à un document d’une quinzaine de points qui prévoyaient là encore un statut de neutralité pour l’Ukraine, assorti de garanties de sécurité accordées par plusieurs puissances extérieures, mais aussi la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne, ainsi qu’un système transitoire pour la Crimée.
Mais entre-temps, les exactions commises à Boutcha et les progrès de l’armée ukrainienne amenèrent les Ukrainiens à rompre les négociations. Il semble aussi que Boris Johnson ait joué un rôle non négligeable dans l’évolution de la position ukrainienne (ce que l’intéressé conteste aujourd’hui), lorsqu’il se rendit à Kiev en avril 2022… Là encore, je n’ai pas d’information officielle concernant la position de la France sur ces négociations… Les historiens en feront la lumière.
Toujours est-il que je n’ai pas le souvenir d’un quelconque moment où les Britanniques ou les Américains se soient déclarés prêts à soutenir un statut de neutralité en échange d’une aide militaire ou de garanties de sécurité. Et personne du côté occidental n’a cherché à conditionner l’aide militaire à l’Ukraine au succès de cette négociation...
Au contraire, les États-Unis et l’OTAN ont maintenu la même ligne, devenue la mantra des capitales occidentales : nous soutiendrons l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire ». « As long as it takes ». Sauf que cette doctrine est en fait parfaitement hypocrite, parce qu’en réalité tout le monde a bien compris, et Thierry de Montbrial l’a redit tout à l’heure, que ce n’est pas Kiev qui décidera de la fin de la guerre, mais Washington, le Président des États-Unis, et bien sûr le Congrès qui vote ou ne vote pas les crédits militaires accordés à l’Ukraine.
Beaucoup va donc dépendre de la suite de la campagne électorale et de l’élection américaine.
Ayant travaillé avec l’Ukraine depuis la première révolution orange de 2003, et m’étant trouvé à Maïdan au cours de ces deux moments clés que furent l’élection de Youchtchenko, puis 10 ans plus tard, le renversement de Yanoukovitch en 2014, je sais, à la différence de ceux qui n’ont connu l’Ukraine qu’au travers de voyages de tourisme de guerre récents, qu’il faut essayer de rechercher les voies d’une solution négociée.
En effet, si la situation devait s’aggraver sur le terrain, et si l’on devait assister à une poussée très forte de la Russie ce printemps, notamment autour de Kharkiv, voire d’Odessa, les Russes arrivant à reprendre la totalité de la rive nord de la mer Noire, alors les Ukrainiens se trouveraient dans une position de négociation bien plus complexe qu’aujourd’hui.
Le vrai sujet est le suivant :
L’armée russe n’a pas les moyens d’envahir la totalité de l’Ukraine, et encore moins de l’occuper durablement ;
Mais l’armée ukrainienne n’a pas non plus les forces nécessaires pour récupérer les 20 % de son territoire occupés par les Russes. À moins que l’OTAN ne s’engage pleinement sur le champ de bataille aux côtés de l’Ukraine, celle-ci ne sera pas en mesure d’obtenir par les armes le retrait des Russes aux frontières de 1991. Il n’y a donc pas de solution militaire susceptible de répondre au but de guerre que se sont fixés les dirigeants ukrainiens. Cette constatation avait été faite dès le début 2023 par le général Milley, à l’époque Chef d’état-major américain… Je n’ai cessé pour ma part de le dire ces deux dernières années.
Plutôt que de prolonger le conflit « aussi longtemps que nécessaire », et tout en continuant à aider l’Ukraine, peut-être serait-il temps de définir enfin ( ! ) le but de cette guerre : non pas d’éviter que l’Ukraine perde, mais qu’elle ne perde pas trop…
Ce qui nous conduit au troisième point, encore plus complexe.
Toute guerre a une fin, que ce soit un accord de paix sur la base d’une défaite ou d’une capitulation, ou un accord de cessez-le-feu qui peut durer. De tels accords de cessez-le-feu, qui permettent de s’installer dans la durée, nous en connaissons plusieurs exemples : en Corée, à Chypre, voire en Israël où la frontière nord avec le Liban n’est pas définitivement fixée pas plus qu’avec la Syrie.
Deux certitudes – et beaucoup d’incertitudes – conditionnent l’avenir de ce qu’il faut appeler l’architecture de sécurité de l’Europe dans l’après-guerre d’Ukraine.
Tant que Poutine restera au pouvoir – et il entend bien rester au pouvoir encore douze années supplémentaires – la Russie ne changera pas d’attitude vis-à-vis de nous. Elle nous considère maintenant comme un adversaire quasi existentiel et en tous cas civilisationnel. Les Russes, abandonnant leur rêve européen déçu (c’est ainsi qu’ils perçoivent les trente dernières années post-soviétiques), ont pivoté dans la direction de l’Asie. Le vieux mythe eurasiatique est de retour. Avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir en 1999, Evgueny Primakov en fut l’architecte, lançant l’idée d’un accord tripartite entre le plus vaste pays du monde, la Russie, le pays le plus peuplé, la Chine, et le pays musulman le plus solide, l’Iran. C’est ce syndicat des révisionnistes, des revanchards autoritaires, qui s’est constitué avec la guerre d’Ukraine, et que nous avons désormais face à nous. Sauf accord de paix avec Trump qui, miraculeusement, signerait la réconciliation avec l’Occident en levant, entre autres, toutes les sanctions contre Moscou, ce qui paraît très peu probable, on voit mal comment la Russie renoncerait à cette alliance tripartite.
La seconde certitude c’est qu’une Ukraine à moitié défaite, réduite à un état croupion, demeurera férocement anti-russe. Elle fera tout pour reconquérir ses territoires perdus. Nous, Européens, aurons donc affaire à un pays très affaibli, économiquement brisé, politiquement très instable, avec les mêmes maladies qu’avant la guerre, notamment la corruption et la faiblesse de l’État de droit, et de plus, sur-militarisé.
Entre une coupure profonde et durable avec la Russie qui se voit en leader du monde post-occidental et une Ukraine très mal en point, la question de la stabilisation de cette partie centrale de l’Europe comprise entre l’Allemagne et la Russie redeviendra LA question géopolitique majeure qui déterminera dans les prochaines décennies (avec la question de l’immigration), le destin de l’Europe.
Stabiliser, pacifier ce grand espace complexe compris entre la Russie et l’Allemagne nous conduira immanquablement à faire face à plusieurs inconnues d’importance.
La première inconnue majeure concerne le rôle des États-Unis.
Démographiquement, économiquement, stratégiquement, l’Amérique de 2024 n’a strictement plus rien à voir avec celle de l’Amérique de 1945.
Ses racines européennes appartiennent à un autre monde. La voici désormais tournée en priorité sur ses problèmes intérieurs qui sont tous d’une grande dureté : sur un arrière-fond d’une démocratie affaiblie par la polarisation extrême de son débat politique, ce sont : l’obsédante question de la race, la drogue (100 000 morts chaque année), la violence, l’omniprésence des armes à feu (50 000 tués par an) et l’immigration venue du Mexique (2 millions en 2023), le Mexique qui tient la une sorte de revanche de l’histoire. Et pour peu qu’elle s’intéresse encore au monde, l’Amérique de Biden ou de Trump ne connaît qu’une seule obsession : la Chine, son seul rival systémique, et accessoirement le Moyen-Orient. Or voici, autre conséquence de l’Ukraine, l’Amérique engagée sur trois fronts à la fois : en Europe, au Moyen-Orient, avec Gaza, l’Iran et le Yémen, et l’Asie avec Taïwan.
Or, comme l’a dit à Munich en février dernier le sénateur David Vince, très proche de Trump :
« Dans les années qui viennent, l’Amérique ne pourra pas gérer l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe en même temps. Donc, les Européens devront se prendre en main et prendre en charge l’Ukraine. » C’est ainsi qu’est envisagée la répartition des rôles du côté américain…
En conséquence, tous ceux qui rêvent encore (et ils sont majoritaires chez nous et en Europe) d’une solution qui verrait l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, se trompent. Les Américains en resteront à la formule de Vilnius : tant qu’il y aura un risque d’affrontement direct avec la Russie, l’Ukraine restera à l’extérieur de l’Alliance, et devra se contenter d’une série d’accords de sécurité bilatéraux signés avec les pays occidentaux, comme la France l’a déjà fait.
Reste alors l’autre question : à défaut d’OTAN, l’Union européenne peut-elle assurer la prise en charge de l’Ukraine de l’après-guerre, non seulement sa reconstruction (estimée à 700 milliards d’euros), mais également sa sécurité, sur la base de l’article 42-7 du traité de Lisbonne – l’équivalent de l’article cinq de l’OTAN ?
Là encore se pose la question de la volonté et des moyens.
Et j’allais dire que la réponse est dans la question : deux ans et demi après le déclenchement d’un conflit majeur tout proche de nous, et malgré une foule de discours virils sur la « Défense européenne » et le passage à « l’économie de guerre », force est de constater que les grands Européens n’ont nullement consenti les efforts nécessaires. Ni économie de guerre, ni augmentation véritable des moyens. Tout juste avons-nous stoppé l’hémorragie des crédits militaires, sans pour autant avoir même commencé un vrai réarmement…
Face au vide des États, la Commission fait ce qu’elle sait faire. Elle cherche à gagner en puissance.
Le raisonnement semble imparable : « L’Europe, c’est la paix », comme le veut la mantra bruxelloise, alors « élargissons l’Europe pour élargir la paix ! ». La dernière innovation de Madame Von der Leyen n’est rien moins qu’une Europe fédéralisée, à 40, qui inclurait trois zones de guerre, l’Ukraine, la Bosnie et la Géorgie ! Cela tombe bien puisque à certains égards, le Chancelier Scholz est d’accord avec une Europe à 36 à l’allemande, fonctionnant sur le modèle fédéral allemand. La question de savoir si ce modèle répond à l’intérêt de la France…
À ce stade il est difficile d’imaginer comment l’OTAN ou l’Union européenne seront à même de prendre en charge l’Ukraine et la stabilisation de l’Europe centrale.
Des questions fondamentales se posent, à commencer par la survie même de l’Union européenne en cas de départ des Américains, alors même que la sécurité venue d’Amérique a constitué le socle de la construction européenne depuis les années 50. Et quid des moyens : l’Europe peut-elle à la fois financer sa transition énergétique (500 milliards d’euros) et son réarmement (500 autres milliards d’euros) ?
Je redoute pour ma part qu’après la guerre d’Ukraine, nous ne voyions à nouveau revenir la question allemande en Europe, en même temps que le retour en force des armes nucléaires dans l’équation européenne.
Je rappelle qu’en 1991, l’Ukraine possédait 5000 armes nucléaires, qui furent « rendues » à Moscou, aux termes de l’accord de Budapest de 1994, censé protéger Kiev… Mais faute de garantie de l’OTAN, ni de solution alternative à Bruxelles, comment imaginer que l’Ukraine ne tourne pas à nouveau son regard vers la dissuasion atomique ? Et si tel était le cas, comment imaginer que cette question nucléaire ne déborde pas vers des pays qui l’avaient envisagée par le passé (comme la Suède), ou qui commencent à en parler aujourd’hui comme en Pologne, voire en Allemagne ?
Des questions vertigineuses, on le voit, devant nous… que je n’ai fait qu’aborder ce soir, en renvoyant à mon ouvrage à paraître, où ces questions sont discutées dans le détail.
Je vous remercie pour votre attention.
Pierre Lallouche
21 mars 2024
Intervention au colloque Res Publica.